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– Parfaitement.

– Et la troisième fois, tu ne le revis pas?

– Non, dit Andrée avec effroi, car elle commençait à comprendre, non; mais je le devinai.

– Bien! s’écria Philippe, maintenant, sois tranquille, sois rassurée, sois fière, Andrée, je sais le secret. Merci, chère sœur, merci! Ah! nous sommes sauvés!

Philippe prit Andrée entre ses bras, la pressa tendrement sur son cœur et, emporté par la fougue de la résolution, il s’élança hors de la chambre sans vouloir attendre ni entendre.

Il courut à l’écurie, sella lui-même son cheval, s’élança sur son dos et prit, en toute hâte, le chemin de Paris.

Chapitre CXLV La conscience de Gilbert

Toutes les scènes que nous venons de décrire avaient frappé un contrecoup terrible sur Gilbert.

La susceptibilité très équivoque de ce jeune homme se voyait mise à une trop rude épreuve, lorsque, du fond de la retraite qu’il savait choisir dans un coin quelconque des jardins, il voyait chaque jour les progrès de la maladie sur le visage et dans la démarche d’Andrée; lorsque cette pâleur qui, la veille, l’avait alarmé, venait, le lendemain, lui paraître plus marquée, plus accusatrice, alors que mademoiselle de Taverney se mettait à sa fenêtre aux premiers rayons du matin. Alors, quiconque eût observé le regard de Gilbert n’eût pas méconnu en lui les traits caractéristiques du remords, devenu un dessin classique chez les peintres de l’Antiquité.

Gilbert aimait la beauté d’Andrée et, par contre, il la détestait. Cette beauté brillante, jointe à tant d’autres supériorités, établissait une nouvelle ligne de démarcation entre lui et la jeune fille; cette beauté cependant lui paraissait un nouveau trésor à conquérir. Telles étaient les raisons de son amour et de sa haine, de son désir ou de son mépris.

Mais, du jour où cette beauté se ternissait, où les traits d’Andrée devenaient les révélateurs d’une souffrance ou d’une honte; du jour, enfin, où il y avait danger pour Andrée, danger pour Gilbert, la situation changeait complètement, et Gilbert, esprit éminemment juste, changeait avec elle de point de vue.

Disons-le, son premier sentiment fut une profonde tristesse. Il ne vit pas sans douleur se flétrir la beauté, la santé de sa maîtresse. Il éprouva le délicieux orgueil de plaindre cette femme si fière, si dédaigneuse avec lui, et de lui rendre la pitié pour tous les opprobres dont elle l’avait couvert.

Ce n’est pas là cependant que nous trouverons Gilbert excusable. L’orgueil ne justifie rien. Aussi n’entra-t-il que de l’orgueil dans l’habitude qu’il prit d’envisager la situation. Chaque fois que mademoiselle de Taverney, pâle, souffrante et inclinée, paraissait comme un fantôme aux yeux de Gilbert, le cœur de celui-ci bondissait, le sang montait à ses paupières comme font les larmes, et il appuyait sur sa poitrine une main crispée, inquiète, qui cherchait à comprimer la révolte de sa conscience.

– C’est par moi qu’elle est perdue, murmurait-il.

Et, après l’avoir couvée d’un regard furieux et dévorant, il s’enfuyait, croyant toujours la revoir et l’entendre gémir.

Alors il lui venait au cœur, il ressentait une des plus poignantes douleurs qu’il soit donné à l’homme de supporter. Son furieux amour avait besoin d’un soulagement, et il eût parfois sacrifié sa vie pour avoir le droit de tomber aux genoux d’Andrée, de lui prendre la main, de la consoler, de la rappeler à la vie quand elle s’évanouissait. Son impuissance dans ces occasions était un supplice dont rien au monde ne saurait décrire les tortures.

Gilbert supporta trois jours ce martyre.

Le premier, il avait remarqué le changement, la lente décomposition qui s’opérait chez Andrée. Là où nul ne voyait encore rien, lui, le complice, devinait et expliquait tout. Il y a plus: après avoir étudié la marche du mal, il supputa l’époque précise où la crise éclaterait.

Le jour des évanouissements se passa pour lui en transes, en sueurs, en vagues démarches, indices certains d’une conscience aux abois. Toutes ces allées et venues, ces airs d’indifférence ou d’empressement, ces élans de sympathie ou de sarcasme que Gilbert considérait, lui, comme des chefs-d’œuvre de dissimulation et de tactique, le moindre clerc du Châtelet, le moindre porte-clefs de Saint-Lazare les eût aussi parfaitement analysés et traduits que la Fouine de M. de Sartine lisait et transcrivait les correspondances en chiffres.

On ne voit pas un homme courir à perdre haleine, puis s’arrêter soudain, pousser des sons inarticulés, puis se plonger tout à coup dans le silence le plus noir; on ne le voit pas écouter dans l’air les bruits indifférents, ou gratter la terre, ou hacher les arbres avec une sorte de rage, sans s’arrêter pour dire: «Celui-là est un fou, s’il n’est pas un coupable.»

Après le premier épanchement du remords, Gilbert avait passé de la commisération à l’égoïsme. Il sentait que les évanouissements si fréquents d’Andrée ne paraîtraient pas à tout le monde une maladie naturelle, et qu’on en rechercherait la cause.

Gilbert se rappelait alors les formes brutales et expéditives de la justice qui s’informe, les interrogations, les recherches, les analogies inconnues au reste du monde et qui mettent sur la piste d’un coupable ces limiers pleins de ressources qu’on appelle les instructeurs, de tous les genres de vols qui peuvent déshonorer un homme.

Or, celui que Gilbert avait commis lui paraissait, en morale, le plus odieux et le plus punissable.

Il se mit donc à trembler sérieusement; car il redouta que les souffrances d’Andrée ne suscitassent une enquête.

Dès lors, pareil au criminel de ce tableau célèbre que poursuit l’ange du remords avec le feu pâle de sa torche, Gilbert ne cessa de tourner sur tout ce qui l’entourait des regards effarés. Les bruits, les chuchotements lui devinrent suspects. Il écoutait chaque parole prononcée devant lui, et, si insignifiante qu’elle fût, elle lui semblait avoir rapport à mademoiselle de Taverney ou à lui.

Il avait vu M. de Richelieu aller chez le roi, M. de Taverney aller chez sa fille. La maison lui avait semblé, ce jour-là, prendre un air de conspiration et de défiance qui n’était pas habituel.

Ce fut bien pis encore lorsqu’il aperçut le médecin de la dauphine se dirigeant vers la chambre d’Andrée.

Gilbert était de ces sceptiques qui ne croient à rien: peu lui importait le regard des hommes et du Ciel; mais il reconnaissait pour dieu la science et proclamait son omnipotence.

En certains moments, Gilbert eût nié la pénétration infaillible de l’Être suprême; jamais il n’eût douté de la clairvoyance du médecin. L’arrivée du docteur Louis près d’Andrée fut un coup dont le moral de Gilbert ne se releva pas.

Il courut à sa chambre, interrompant tout travail et sourd comme une statue aux injonctions de ses chefs. Là, derrière le pauvre rideau qu’il s’était improvisé pour masquer ses espionnages, il aiguisa toutes ses facultés pour tâcher de surprendre un mot, un geste qui lui révélassent le résultat de la consultation.

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