Chapitre CLXIII À bord
Dès ce moment, la maison d’Andrée fut silencieuse et morne comme un tombeau.
La nouvelle de la mort de son fils eût tué Andrée peut-être. C’eut été une de ces douleurs sourdes, lentes, qui minent perpétuellement. La lettre de Gilbert fut un coup si violent, qu’il surexcita dans l’âme généreuse d’Andrée tout ce qu’il y restait de forces et de sentiments offensifs.
Revenue à elle, elle chercha des yeux son frère et la colère qu’elle lut dans ses yeux fut une nouvelle source de courage pour elle-même.
Elle attendit que ses forces fussent revenues assez complètes pour que sa voix ne tremblât plus; et alors, prenant la main de Philippe:
– Mon ami, dit-elle, vous me parliez ce matin du monastère de Saint Denis, où madame la dauphine m’a fait accorder une cellule?
– Oui, Andrée.
– Vous m’y conduirez aujourd’hui même, s’il vous plaît.
– Merci, ma sœur.
– Vous, docteur, reprit Andrée, pour tant de bontés, de dévouement, de charité, un remerciement serait une stérile récompense. Votre récompense, à vous, docteur, ne peut se trouver sur la terre.
Elle vint à lui et l’embrassa.
– Ce petit médaillon, dit-elle, renferme mon portrait, que ma mère fit faire quand j’avais deux ans; il doit ressembler à mon fils: gardez-le, docteur, pour qu’il vous parle quelquefois de l’enfant que vous avez mis au jour et de la mère que vous avez sauvée par vos soins.
Cela dit, sans s’attendrir elle-même, Andrée acheva ses préparatifs de voyage et, le soir, à six heures, elle franchissait, sans oser lever la tête, le guichet du parloir de Saint-Denis, aux grilles duquel Philippe, incapable de maîtriser son émotion, disait lui-même un adieu peut-être éternel.
Tout à coup la force abandonna la pauvre Andrée; elle revint à son frère en courant, les bras ouverts; lui aussi tendait ses mains vers elle. Ils se rencontrèrent, malgré le froid obstacle de la grille, et sur leurs joues brûlantes leurs larmes se confondirent.
– Adieu! adieu! murmura Andrée, dont la douleur éclata en sanglots.
– Adieu! répondit Philippe étouffant son désespoir.
– Si tu retrouves jamais mon fils, dit Andrée tout bas, ne permet pas que je meure sans l’avoir embrassé.
– Sois tranquille. Adieu! adieu!
Andrée s’arracha des bras de son frère et, soutenue par une sœur converse, elle s’avança, le regardant toujours dans l’ombre profonde du monastère.
Tant qu’il put la voir, il lui fit signe de la tête, puis avec son mouchoir qu’il agitait. Enfin, il recueillit un dernier adieu qu’elle lui lança du fond de la route obscure. Alors une porte de fer tomba entre eux avec un bruit lugubre et ce fut tout.
Philippe prit la poste à Saint-Denis même; son portemanteau en croupe, il courut toute la nuit, tout le jour suivant, et arriva au Havre à la nuit de ce lendemain. Il coucha dans la première hôtellerie qui se trouva sur son passage et, le lendemain, au point du jour, il s’informait sur le port des départs les plus prochains pour l’Amérique.
Il lui fut répondu que le brick l’Adonis appareillait le jour même pour New-York. Philippe alla trouver le capitaine, qui terminait ses derniers préparatifs, se fit admettre comme passager en payant le prix de la traversée; puis, ayant écrit une dernière fois à madame la dauphine pour lui témoigner de son dévouement respectueux et de sa reconnaissance, il envoya ses bagages dans sa chambre à bord et s’embarqua lui-même à l’heure de la marée.
Quatre heures sonnaient à la tour de François Ier quand l’Adonis sortit du chenal avec ses huniers et sa misaine. La mer était d’un bleu sombre, le ciel rouge à l’horizon. Philippe, accoudé sur le bastingage, après avoir salué les rares passagers ses compagnons de voyage, regardait les côtes de France qui s’embrumaient de fumées violettes, à mesure que, prenant plus de toile, le brick cinglait plus rapidement à droite, dépassant La Hève et gagnant la pleine mer.
Bientôt, côtes de France, passagers, océan, Philippe ne vit plus rien. La nuit sombre avait tout enseveli dans ses grandes ailes.
Philippe s’alla enfermer dans le petit lit de sa chambre pour relire la copie de la lettre qu’il avait envoyée à la dauphine, et qui pouvait passer pour une prière adressée au Créateur aussi bien que pour un adieu adressé aux créatures.
«Madame, avait-il écrit, un homme sans espoir et sans soutien s’éloigne de vous avec le regret d’avoir si peu fait pour Votre Majesté future. Cet homme s’en va dans les tempêtes et les orages de la mer, tandis que vous restez dans les périls et les tourments du gouvernement. Jeune, belle, adorée, entourée d’amis respectueux et de serviteurs idolâtres, vous oublierez celui que votre royale main avait daigné soulever au-dessus de la foule; moi je ne vous oublierai jamais; moi, je vais aller dans un nouveau monde étudier les moyens de vous servir plus efficacement sur votre trône. Je vous lègue ma sœur, pauvre fleur abandonnée, qui n’aura plus d’autre soleil que votre regard. Daignez parfois l’abaisser jusqu’à elle, et, au sein de votre joie, de votre toute-puissance, dans le concert des vœux unanimes, comptez, je vous en conjure, la bénédiction d’un exilé que vous n’entendrez pas, et qui, peut être, ne vous verra plus.»
À la fin de cette lecture, le cœur de Philippe se serra: le bruit mélancolique du vaisseau gémissant, l’éclat des vagues qui venaient se briser en jaillissant contre le hublot, composaient un ensemble qui eût attristé des imaginations plus riantes.
La nuit se passa longue et douloureuse pour le jeune homme. Une visite que lui rendit au matin le capitaine ne le remit pas dans une situation d’esprit plus satisfaisante. Cet officier lui déclara que la plupart des passagers craignaient la mer et demeuraient dans leur chambre, que la traversée promettait d’être courte mais pénible, à cause de la violence du vent.
Philippe prit dès lors l’habitude de dîner avec le capitaine, de se faire servir à déjeuner dans sa chambre, et, ne se sentant pas lui-même très endurci contre les incommodités de la mer, il prit l’habitude de passer quelques heures sur le tillac, couché dans son grand manteau d’officier. Le reste du temps, il l’employait à se faire un plan de conduite pour l’avenir et à soutenir son esprit par de solides lectures. Quelquefois il rencontrait les passagers ses compagnons. C’étaient deux dames qui allaient recueillir un héritage dans le nord de l’Amérique, et quatre hommes, dont l’un, déjà vieux, avait deux fils avec lui. Tels étaient les passagers des premières chambres. De l’autre côté, Philippe aperçut une fois quelques hommes de tournure et de mise plus communes; il ne trouva rien là qui occupât son attention.
À mesure que l’habitude diminuait les souffrances, Philippe reprenait de la sérénité comme le ciel. Quelques beaux jours, purs et exempts d’orages, annoncèrent aux passagers l’approche des latitudes tempérées. Alors on demeura plus longtemps sur le pont; alors, même pendant la nuit, Philippe, qui s’était fait une loi de ne communiquer avec personne, et qui avait caché, même au capitaine, son nom, pour n’avoir de conversation sur aucun sujet qu’il redoutait d’aborder, Philippe entendait, de sa chambre, des pas au-dessus de sa tête; il entendait même la voix du capitaine se promenant sans doute avec quelque passager. C’était une raison pour lui de ne pas monter. Il ouvrait alors son hublot pour aspirer un peu de fraîcheur, et attendait le lendemain.