Gilbert se contenta de secouer la tête.
– Vous auriez tort cependant, continua Balsamo; car, en admettant que j’eusse voulu vous dénoncer sans y être forcé par mon intérêt, à moi que l’on accusait; en admettant que je vous eusse traité en ennemi, que je vous eusse attaqué tandis que je me contentais de me défendre; en admettant, dis-je, tout cela, vous n’avez le droit de rien dire, car, en vérité, vous avez commis une lâche action.
Gilbert froissa rudement sa poitrine avec ses ongles, mais il ne répondit encore rien.
– Le frère vous poursuivra, et la sœur vous fera tuer, reprit Balsamo, si vous avez l’imprudence de vous promener comme vous faites dans les rues de Paris.
– Oh! quant à cela, peu m’importe, dit Gilbert.
– Comment, peu vous importe?
– Oui; j’aimais mademoiselle Andrée; je l’aimais comme elle ne sera aimée de personne; mais elle m’a méprisé, moi qui avais des sentiments si respectueux pour elle; elle m’a méprisé, moi qui déjà deux fois l’avais tenue entre mes bras, sans même oser approcher mes lèvres du bas de sa robe.
– C’est cela, et vous lui avez fait payer ce respect: vous vous êtes vengé de ses mépris, par quoi? par un guet-apens.
– Oh! non, non; le guet-apens ne vient pas de moi; une occasion de commettre le crime m’a été fournie.
– Par qui?
– Par vous.
Balsamo se redressa comme si un serpent l’eût piqué.
– Par moi? s’écria-t-il.
– Par vous, oui, monsieur, par vous, répéta Gilbert; monsieur, vous avez endormi mademoiselle Andrée; puis vous vous êtes enfui; à mesure que vous vous éloigniez, les jambes lui manquaient; elle a fini par tomber. Je l’ai prise dans mes bras alors pour la reporter dans sa chambre; j’ai senti sa chair près de ma chair: un marbre fût devenu vivant!… moi, qui aimais, j’ai cédé à mon amour. Suis-je donc aussi criminel qu’on le dit, monsieur? Je vous le demande à vous, à vous la cause de mon malheur.
Balsamo reporta sur Gilbert son regard chargé de tristesse et de pitié.
– Tu as raison, enfant, dit-il, c’est moi qui ai causé ton crime et l’infortune de cette jeune fille.
– Et, au lieu d’y porter remède, vous qui êtes un homme si puissant et qui devriez être si bon, vous avez aggravé le malheur de la jeune fille, vous avez suspendu la mort sur la tête du coupable.
– C’est vrai, répliqua Balsamo, et tu parles sagement. Depuis quelque temps, vois-tu, jeune homme, je suis une créature maudite, et tous mes desseins en sortant de mon cerveau, prennent des formes menaçantes et nuisibles; cela tient à des malheurs que, moi aussi, j’ai subis, et que tu ne comprends pas. Toutefois, ce n’est point une raison pour que je fasse souffrir les autres: que demandes-tu? Voyons.
– Je vous demande le moyen de tout réparer, monsieur le comte, crime et malheur.
– Tu aimes cette jeune fille?
– Oh! oui.
– Il y a bien des sortes d’amour. De quel amour l’aimes-tu?
– Avant de la posséder, je l’aimais avec délire; aujourd’hui, je l’aime avec fureur. Je mourrais de douleur si elle me recevait avec colère; je mourrais de joie si elle me permettait de baiser ses pieds.
– Elle est fille noble, mais elle est pauvre, dit Balsamo réfléchissant.
– Oui.
– Cependant, son frère est un homme de cœur que je crois peu entiché du vain privilège de la noblesse. Qu’arriverait-il si tu demandais à ce frère d’épouser sa sœur?
– Il me tuerait, répondit froidement Gilbert; cependant, comme je désire plutôt la mort que je ne la crains, si vous me conseillez de faire cette demande, je la ferai.
Balsamo réfléchit.
– Tu es un homme d’esprit, dit-il, et l’on dirait encore que tu es un homme de cœur, bien que tes actions soient vraiment criminelles, ma complicité à part. Eh bien, va trouver, non pas M. de Taverney le fils, mais le baron de Taverney, son père, et dis-lui, dis-lui, entends-tu bien, que le jour où il t’aura permis d’épouser sa fille, tu apporteras une dot à mademoiselle Andrée.
– Je ne puis pas dire cela, monsieur le comte: je n’ai rien.
– Et moi, je te dis que tu lui porteras en dot cent mille écus que je te donnerai pour réparer le malheur et le crime, ainsi que tu le disais tout à l’heure.
– Il ne me croira pas, il me sait pauvre.
– Eh bien, s’il ne te croit pas, tu lui montreras ces billets de caisse, et, en les voyant, il ne doutera plus.
En disant ces mots, Balsamo ouvrit le tiroir d’une table et compta trente billets de caisse de dix mille livres chacun.
Puis il les remit à Gilbert.
– Et c’est de l’argent, cela? demanda le jeune homme.
– Lis.
Gilbert jeta un avide regard sur la liasse qu’il tenait à la main et reconnut la vérité de ce que lui disait Balsamo.
Un éclair de joie brilla dans ses yeux.
– Il serait possible! s’écria-t-il. Mais non, une pareille générosité serait trop sublime.
– Tu es défiant, dit Balsamo; tu as raison, mais habitue-toi à choisir tes sujets de défiance. Prends donc ces cent mille écus, et va chez M. de Taverney.
– Monsieur, dit Gilbert, tant qu’une pareille somme m’aura été donnée sur une simple parole, je ne croirai pas à la réalité de ce don.
Balsamo prit une plume et écrivit:
«Je donne en dot à Gilbert, le jour où il signera son contrat de mariage avec mademoiselle Andrée de Taverney, la somme de cent mille écus que je lui ai remise d’avance, dans l’espoir d’une heureuse négociation.
«Joseph Balsamo.»
– Prends ce papier, va, et ne doute plus.
Gilbert reçut le papier d’une main tremblante.
– Monsieur, dit-il, si je vous dois un pareil bonheur, vous serez le dieu que j’adorerai sur la terre.
– Il n’y a qu’un Dieu qu’il faille adorer, répondit gravement Balsamo, et ce n’est pas moi. Allez, mon ami.
– Une dernière grâce, monsieur?
– Laquelle?
– Donnez-moi cinquante livres.
– Tu me demandes cinquante livres quand tu en tiens trois cent mille entre tes mains?
– Ces trois cent mille livres ne seront à moi, dit Gilbert, que le jour où mademoiselle Andrée consentira à m’épouser.
– Et pourquoi faire ces cinquante livres?