– Vous dites, répliqua le docteur pensif, vous dites que le coupable a fui?
– Oui, docteur; sans doute il avait deviné que l’éclaircissement allait avoir lieu; il a entendu qu’on l’accusait, et aussitôt il a pris la fuite.
– Bien. Maintenant, que désirez-vous, monsieur? demanda le docteur.
– Votre assistance pour retirer ma sœur de Versailles, pour ensevelir dans une ombre encore plus épaisse et plus muette le secret terrible qui nous déshonore, s’il éclate.
– Je ne vous poserai qu’une seule question.
Philippe se révolta.
– Écoutez, continua le docteur avec un geste qui commandait le calme, écoutez-moi. Un philosophe chrétien dont vous venez de faire un confesseur est obligé de vous imposer, non pas la condition en faveur du service rendu, mais en vertu du droit de conscience. L’humanité est une fonction, monsieur, elle n’est pas une vertu; vous me parlez de tuer un homme; moi, je dois vous en empêcher comme j’eusse empêché par tout moyen en mon pouvoir, par la violence même, l’exécution du crime commis sur votre sœur. Donc, monsieur, je vous adjure de me faire un serment.
– Oh! jamais! jamais!
– Vous le ferez, s’écria le docteur Louis avec véhémence, vous le ferez, homme de sang; reconnaissez partout la main de Dieu et n’en faussez jamais le coup ni la portée. Le coupable, dites-vous, était sous votre main?
– Oui docteur; en ouvrant une porte, si j’eusse pu deviner qu’il était là, je me fusse trouvé face à face avec lui.
– Eh bien, il a fui, il tremble, son supplice commence. Ah! vous souriez, ce que fait Dieu vous paraît faible! le remords vous semble insuffisant! attendez! attendez donc! Vous resterez près de votre sœur, et vous me promettrez de ne jamais poursuivre le coupable. Si vous le rencontrez, c’est-à-dire si Dieu vous le livre, eh bien, je suis homme aussi, moi! alors vous verrez!
– Dérision, monsieur; ne me fuira-t-il point toujours?
– Qui sait? eh mon Dieu! l’assassin fuit, l’assassin cherche une retraite, l’assassin redoute l’échafaud, et pourtant, comme s’il était aimanté, le fer de la justice attire ce coupable, qui vient se courber fatalement sous la main du bourreau. D’ailleurs, s’agit-il, à présent, de défaire ce que vous avez entrepris de faire si péniblement? C’est pour le monde où vous vivez et à qui vous ne pouvez expliquer l’innocence de votre sœur, c’est pour tous ces curieux oisifs que vous tuerez l’homme, et vous repaîtrez deux fois leur curiosité, par l’aveu de l’attentat d’abord, puis par le scandale du châtiment. Non, non, croyez-moi, gardez le silence, ensevelissez ce malheur.
– Oh! qui saura, quand j’aurai tué ce misérable, si c’est pour ma sœur que je l’aurai tué?
– Il faudra bien trouver une cause à ce meurtre.
– Eh bien, soit, docteur, j’obéirai, je ne poursuivrai pas le coupable, mais Dieu sera juste; oh! oui, Dieu emploie l’impunité comme amorce, Dieu me renverra le criminel.
– Alors, c’est que Dieu l’aura condamne. Donnez-moi votre main, monsieur.
– La voilà.
– Que faut-il faire pour mademoiselle de Taverney? Dites.
– Il faudrait, cher docteur, lui trouver, près de madame la dauphine, un prétexte de l’éloigner pour quelque temps: le regret du pays, l’air, le régime…
– C’est facile.
– Oui, cela vous regarde, et je m’en rapporte à vous. Alors j’emmènerai ma sœur en un coin quelconque de la France, à Taverney, par exemple, loin de tous les yeux, loin de tous les soupçons.
– Non, non, monsieur, ce serait impossible; la pauvre enfant a besoin de soins permanents, de consolations assidues; elle aura besoin de tous les secours de la science. Laissez-moi donc lui trouver près d’ici, dans un canton que je connais, une retraite cent fois plus cachée, cent fois plus sûre que ne le serait le pays sauvage où vous la conduiriez.
– Oh! docteur, vous croirez?
– Oui, je crois, et avec raison. Le soupçon tend toujours à s’éloigner des centres, comme font ces cercles grandissant causés par la pierre qui tombe dans l’eau; la pierre cependant ne s’éloigne pas, elle, et, quand les ondulations se sont effacées, nul regard n’en trouve la cause, ensevelie qu’elle est sous la profondeur de l’eau.
– Alors, docteur, mettez-vous à l’œuvre.
– Dès aujourd’hui, monsieur.
– Prévenez madame la dauphine.
– Ce matin même.
– Et pour le reste?…
– Dans vingt-quatre heures, vous aurez ma réponse.
– Oh! merci, docteur, vous êtes un dieu pour moi!
– Eh bien, jeune homme, maintenant que tout est convenu entre nous, accomplissez votre mission, retournez vers votre sœur, consolez-la, protégez-la.
– Adieu, docteur, adieu!
Et le docteur, après avoir suivi Philippe des yeux jusqu’à ce que le jeune homme eût disparu, reprit sa promenade, ses épreuves et l’épuration de son petit jardin.
Chapitre CL Le père et le fils
Lorsque Philippe revint près de sa sœur, il la trouva bien agitée, bien inquiète.
– Ami, lui dit-elle, j’ai pensé en votre absence à tout ce qui m’est arrivé depuis quelque temps. C’est un abîme où va s’engloutir tout ce qui me reste de raison. Voyons, vous avez vu le docteur Louis?
– J’arrive de chez lui, Andrée.
– Cet homme a porté contre moi une accusation terrible: est-elle juste?
– Il ne s’était pas trompé, ma sœur.
Andrée pâlit, et un accès nerveux crispa ses doigts si effilés, si blancs.
– Le nom, dit-elle alors, le nom du lâche qui m’a perdue?
– Ma sœur, vous devez l’ignorer éternellement.
– Oh! Philippe, vous ne dites pas la vérité; Philippe, vous mentez à votre propre conscience… Ce nom, il faut que je le sache, afin que, toute faible que je suis et n’ayant pour moi que la prière, je puisse, en priant, armer contre le criminel toute la colère de Dieu… Le nom de cet homme, Philippe.
– Ma sœur, ne parlons jamais de cela.
Andrée lui saisit la main et le regarda en face.
– Oh! dit-elle, voilà ce que vous me répondez, vous qui avez une épée au côté?
Philippe pâlit de ce mouvement de rage, et aussitôt, réprimant sa propre fureur:
– Andrée, dit-il, je ne puis vous apprendre ce que je ne sais pas moi-même. Le secret m’est commandé par le destin qui nous accable; ce secret, qu’un éclat compromettrait avec l’honneur de notre famille, une dernière faveur de Dieu le rend inviolable pour tous.