– Moi, je vais à Paris, ma sœur, et je reviendrai vers ce soir; aussitôt arrivé, je vous emmènerai: payez ici tout ce qu’il vous reste devoir.
– Rien, rien; j’avais Nicole, elle s’est enfuie… Ah! j’oubliais le petit Gilbert.
Philippe tressaillit; ses yeux s’allumèrent.
– Vous devez à Gilbert? s’écria-t-il.
– Oui, dit naturellement Andrée, il m’a fourni des fleurs depuis le commencement de la saison. Or, comme vous me l’avez dit vous-même, parfois je fus injuste et dure envers ce garçon, qui était poli après tout… Je le récompenserai autrement.
– Ne cherchez pas Gilbert, murmura Philippe.
– Pourquoi?… Il doit être dans les jardins: je le ferai mander, d’ailleurs.
– Non! non! vous perdriez un temps précieux… Moi, au contraire, en traversant les allées, je le rencontrerai… je lui parlerai… je le paierai…
– Alors, c’est bien, s’il en est ainsi.
– Oui, adieu; à ce soir.
Philippe baisa la main de la jeune fille, qui se jeta dans ses bras. Il comprima jusqu’aux battements de son cœur dans cette molle étreinte, et, sans tarder, il partit pour Paris, où le carrosse le déposa devant la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron.
Philippe savait bien rencontrer là son père. Le vieillard, depuis sa rupture étrange avec Richelieu, n’avait plus trouvé la vie supportable à Versailles, et il cherchait, comme tous les esprits surabondants d’activité, à tromper les torpeurs du moral par les agitations du déplacement.
Or, le baron, quand Philippe sonna au guichet de la porte cochère, arpentait avec d’effroyables jurons le petit jardin de l’hôtel et la cour attenant à ce jardin.
Il tressaillit au bruit de la sonnette et vint ouvrir lui-même.
Comme il n’attendait personne, cette visite imprévue lui apportait une espérance: le malheureux, dans sa chute, se rattrapait à toutes branches.
Il reçut donc Philippe avec le sentiment d’un dépit et d’une curiosité insaisissables.
Mais il n’eut pas plus tôt regardé le visage de son interlocuteur, que cette sombre pâleur, cette raideur des lignes et la crispation de la bouche glacèrent la source de questions qu’il s’apprêtait à ouvrir.
– Vous! dit-il seulement, et par quel hasard?
– J’aurai honneur de vous expliquer cela, monsieur, dit Philippe.
– Bon! c’est grave?
– Assez grave, oui, monsieur.
– Ce garçon a toujours des façons cérémonieuses qui inquiètent… Est-ce un malheur, voyons, ou un bonheur que vous apportez?
– C’est un malheur, dit gravement Philippe.
Le baron chancela.
– Nous sommes bien seuls? demanda Philippe.
– Mais oui.
– Voulez-vous que nous entrions dans la maison, monsieur?
– Pourquoi pas en plein air, sous ces arbres…?
– Parce qu’il est de certaines choses qui ne se disent pas à la lumière des cieux.
Le baron regarda son fils, obéit à son geste muet, et, tout en affectant l’impassibilité, le sourire même, il le suivit dans la salle basse, dont déjà Philippe avait ouvert la porte.
Lorsque les portes furent soigneusement fermées, Philippe attendit un geste de son père pour commencer la conversation, et, le baron s’étant assis commodément dans le meilleur fauteuil du salon:
– Monsieur, dit Philippe, ma sœur et moi, nous allons prendre congé de vous.
– Comment cela? fit le baron très surpris. Vous… vous absentez!… Et le service?
– Il n’y a plus de service pour moi: vous savez que les promesses faites par le roi n’ont pas été réalisées… heureusement.
– Voilà un heureusement que je ne comprends pas.
– Monsieur…
– Expliquez-le-moi: comment pouvez-vous être heureux de n’être pas colonel d’un beau régiment? Vous pousseriez loin la philosophie.
– Je la pousse assez loin pour ne pas préférer le déshonneur à la fortune, voilà tout. Mais n’entrons pas, s’il vous plaît, monsieur, dans des considérations de cet ordre…
– Entrons-y, pardieu!
– Je vous en supplie…, répliqua Philippe avec une fermeté qui signifiait: «Je ne veux pas!»
Le baron fronça le sourcil.
– Et votre sœur?… Oublie-t-elle ses devoirs aussi? son service près de madame…?
– Ce sont là des devoirs qu’elle doit subordonner à d’autres, monsieur.
– De quelle nature, s’il vous plaît?
– De la plus impérieuse nécessité.
Le baron se leva.
– C’est une sotte espèce, grommela-t-il, que l’espèce des faiseurs d’énigmes.
– Est-ce bien une énigme pour vous, tout ce que je dis là?
– Absolument, répondit le baron avec un aplomb qui étonna Philippe.
– Je m’expliquerai donc: ma sœur s’en va parce qu’elle aussi est forcée de fuir pour éviter un déshonneur.
Le baron éclata de rire.
– Tudieu! les enfants modèles que j’ai là! s’écria-t-il. Le fils abandonne l’espoir d’un régiment parce qu’il craint le déshonneur, la fille abandonne un tabouret tout acquis parce qu’elle a peur du déshonneur. En vérité, me voilà revenu au temps de Brutus et de Lucrèce! De mon temps, mauvais temps sans doute, et il ne vaut pas les beaux jours de la philosophie, quand un homme voyait venir de loin un déshonneur, et qu’il portait, comme vous, une épée au côté, et quand, comme vous, il avait pris des leçons de deux maîtres et de trois prévôts, il embrochait le premier déshonneur à la pointe de son épée.
Philippe haussa les épaules.
– Oui, c’est assez pauvre, ce que je dis là, pour un philanthrope qui n’aime pas à voir couler le sang. Mais, enfin, les officiers ne sont pas précisément nés pour être philanthropes.
– Monsieur, j’ai autant que vous la conscience des nécessités qu’impose le point d’honneur; mais ce n’est pas le sang versé qui rachète…
– Phrases!… phrases de… de philosophe! s’écria le vieillard irrité au point de devenir majestueux. Je crois que j’allais dire de poltron.
– Vous avez bien fait de ne pas le dire, répliqua Philippe pâle et frémissant.
Le baron soutint fièrement le regard implacable et menaçant de son fils.