– Oui, monsieur.
– Je ne puis donc la laisser en de meilleures mains; mais, au nom du Ciel, consultez un médecin.
– Oh! ce n’est rien, dit Andrée.
Et Taverney répéta:
– Certainement, ce n’est rien.
– Je le souhaite, dit M. de Jussieu; mais, en vérité, mademoiselle était bien pâle.
Et, là-dessus, après avoir donné la main à Andrée jusqu’au haut du perron, M. de Jussieu prit congé.
Le père et la fille demeurèrent seuls.
Taverney, qui, pendant l’absence d’Andrée, avait mis certainement le temps à profit pour de bonnes réflexions, vint prendre la main d’Andrée, restée debout, la conduisit à un sofa, la fit asseoir et s’assit près d’elle.
– Pardon, monsieur, dit Andrée; mais soyez assez bon pour ouvrir la fenêtre; je manque d’air.
– C’est que je voulais causer un peu sérieusement avec vous, Andrée, et, dans cette cage que l’on vous a donnée pour demeure, un souffle s’entend de tous les côtés; mais il n’importe, je parlerai bas.
Et il ouvrit la fenêtre.
Puis, revenant s’asseoir en secouant la tête près de sa fille:
– Il faut avouer, dit-il, que le roi, qui nous avait d’abord témoigné tant d’intérêt, ne fait pas preuve de galanterie en vous laissant habiter un pareil taudis.
– Mon père, répondit Andrée, il n’y a pas de logement à Trianon; vous savez que c’est le grand défaut de cette résidence.
– Qu’il n’y ait pas de logement pour d’autres, dit Taverney avec un sourire insinuant, je le concevrais à la rigueur, ma fille; mais, pour vous, en vérité, je ne le conçois pas.
– Vous avez trop bonne opinion de moi, monsieur, répliqua Andrée en souriant, et, malheureusement, tout le monde n’est pas comme vous.
– Tous ceux qui vous connaissent, ma fille, sont, au contraire, comme moi.
Andrée s’inclina comme elle eût fait pour remercier un étranger; car ces compliments, de la part de son père, commençaient à lui donner quelque inquiétude.
– Et, continua Taverney avec son même ton doucereux, et… le roi vous connaît, je suppose?
Et, tout en parlant, il dardait sur la jeune fille un regard dont l’inquisition était insupportable.
– Mais le roi me connaît à peine, répliqua Andrée le plus naturellement du monde, et je suis peu de chose pour lui, à ce que je présume.
Ces mots firent bondir le baron.
– Peu de chose! s’écria-t-il; mais, en vérité, je ne conçois rien à vos paroles, mademoiselle; peu de chose! par exemple, vous mettez un bien bas prix à votre personne!
Andrée regarda son père avec étonnement.
– Oui, oui, continua le baron, je le dis et je le répète, vous êtes d’une modestie qui va jusqu’à l’oubli de la dignité personnelle.
– Oh! monsieur, vous exagérez tout: le roi s’est intéressé aux malheurs de notre famille, c’est vrai; le roi a daigné faire quelque chose pour nous; mais il y a tant d’infortunes autour du trône de Sa Majesté, il s’échappe tant de largesses de sa main royale, que l’oubli devait nécessairement nous envelopper après le bienfait.
Taverney regarda fixement sa fille, et non sans une certaine admiration de sa réserve et de sa discrétion impénétrable.
– Voyons, lui dit-il en se rapprochant d’elle, voyons, ma chère Andrée, votre père sera le premier solliciteur qui s’adresse à vous et, à ce titre, j’espère que vous ne le repousserez pas.
Andrée, à son tour, regarda son père en femme qui demande une explication.
– Voyons, continua-t-il, nous vous en prions tous, intercédez pour nous, faites quelque chose pour votre famille…
– Mais à quel propos me dites-vous cela? Mais que voulez-vous donc que je fasse? s’écria Andrée, stupéfaite du ton et du sens des paroles.
– Êtes-vous disposée, oui ou non, à demander quelque chose pour moi et pour votre frère? Dites.
– Monsieur, répondit Andrée, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez de faire; mais, en vérité, ne craignez-vous pas que nous ne paraissions trop avides? Déjà le roi m’a fait don d’une parure qui vaut, dites-vous, plus de cent mille livres. Sa Majesté a, en outre, promis un régiment à mon frère; nous absorbons ainsi une part considérable des bienfaits de la cour.
Taverney ne put retenir un éclat de rire strident et dédaigneux.
– Ainsi, dit-il, vous trouvez que c’est assez payé, mademoiselle?
– Je sais, monsieur, que vos services valent beaucoup, répondit Andrée.
– Eh! s’écria Taverney impatienté, qui diable vous parle de mes services?
– Mais de quoi me parlez-vous donc, alors?
– En vérité, vous jouez avec moi un jeu de dissimulation absurde!
– Qu’ai-je donc à dissimuler, mon Dieu? demanda Andrée.
– Mais je sais tout, ma fille!
– Vous savez?…
– Tout, vous dis-je.
– Tout, quoi, monsieur?
Et le visage d’Andrée se couvrit d’une rougeur instinctive née de cette attaque grossière à la plus pudique des consciences.
Le respect du père envers l’enfant arrêta Taverney sur la pente devenue si rapide de ses interrogations.
– Allons! soit, tant qu’il vous plaira, dit-il; vous voulez faire la réservée, à ce qu’il paraît, la mystérieuse! soit. Vous laissez croupir votre père et votre frère dans l’obscurité de l’oubli, c’est bien; mais rappelez-vous mes paroles: quand ce n’est pas dès le début qu’on prend de l’empire, on s’expose à n’avoir de l’empire jamais.
Et Taverney fit une pirouette sur le talon.
– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Andrée.
– Très bien; mais je me comprends, moi, répondit Taverney.
– Cela ne suffit point, lorsqu’on parle à deux.
– Eh bien, je serai plus clair: employez toute la diplomatie dont vous êtes pourvue naturellement, et qui est une vertu de la famille, à faire, pendant que l’occasion s’en présente, la fortune de votre famille et la vôtre; et, la première fois que vous verrez le roi, dites-lui que votre frère attend son brevet, et que vous vous étiolez dans un logement sans air et sans vue; en un mot, ne soyez pas assez ridicule pour avoir trop d’amour ou trop de désintéressement.
– Mais, monsieur…
– Dites cela au roi, dès ce soir.