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CASSANDRE. – Nous garantissons le visage.

PÂRIS. – Tu penses que je vais ramener Hélène à Ménélas?

HECTOR. – Nous ne t’en demandons pas tant, ni lui… L’envoyé grec s’en charge… Il la repiquera lui-même dans la mer, comme le piqueur de plantes d’eau, à l’endroit désigné. Tu la lui remettras dès ce soir.

PÂRIS. – Je ne sais pas si tu te rends très bien compte de la monstruosité que tu commets, en supposant qu’un homme a devant lui une nuit avec Hélène, et accepte d’y renoncer.

CASSANDRE. – Il te reste un après-midi avec Hélène. Cela fait plus grec.

HECTOR. – N’insiste pas. Nous te connaissons. Ce n’est pas la première séparation que tu acceptes.

PÂRIS. – Mon cher Hector, c’est vrai. Jusqu’ici, j’ai toujours accepté d’assez bon cœur les séparations. La séparation d’avec une femme, fût-ce la plus aimée, comporte un agrément que je sais goûter mieux que personne. La première promenade solitaire dans les rues de la ville au sortir de la dernière étreinte, la vue du premier petit visage de couturière, tout indifférent et tout frais, après le départ de l’amante adorée au nez rougi par les pleurs, le son du premier rire de blanchisseuse ou de fruitière, après les adieux enroués par le désespoir, constituent une jouissance à laquelle je sacrifie bien volontiers les autres… Un seul être vous manque, et tout est repeuplé… Toutes les femmes sont créées à nouveau pour vous, toutes sont à vous, et cela dans la liberté, la dignité, la paix de votre conscience… Oui, tu as bien raison, l’amour comporte des moments vraiment exaltants, ce sont les ruptures… Aussi ne me séparerai-je jamais d’Hélène, car avec elle, j’ai l’impression d’avoir rompu avec toutes les autres femmes, et j’ai mille libertés et mille noblesses au lieu d’une.

HECTOR. – Parce qu’elle ne t’aime pas. Tout ce que tu dis le prouve.

PÂRIS. – Si tu veux. Mais je préfère à toutes les passions cette façon dont Hélène ne m’aime pas.

HECTOR. – J’en suis désolé. Mais tu la rendras.

PÂRIS. – Tu n’es pas le maître ici.

HECTOR. – Je suis ton aîné, et le futur maître.

PÂRIS. – Alors commande dans le futur. Pour le présent, j’obéis à notre père.

HECTOR. – Je n’en demande pas davantage! Tu es d’accord pour que nous nous en remettions au jugement de Priam?

PÂRIS. – Parfaitement d’accord.

HECTOR. – Tu le jures? Nous le jurons?

CASSANDRE. – Méfie-toi, Hector! Priam est fou d’Hélène. Il livrerait plutôt ses filles.

HECTOR. – Que racontes-tu là?

PÂRIS. – Pour une fois qu’elle dit le présent au lieu de l’avenir, c’est la vérité.

CASSANDRE. – Et tous nos frères, et tous nos oncles, et tous nos arrière-grands-oncles!… Hélène a une garde d’honneur, qui assemble tous nos vieillards. Regarde. C’est l’heure de sa promenade… Vois aux créneaux toutes ces têtes à barbe blanche… On dirait les cigognes caquetant sur les remparts.

HECTOR. – Beau spectacle. Les barbes sont blanches et les visages rouges.

CASSANDRE. – Oui. C’est la congestion. Ils devraient être à la porte du Scamandre, par où entrent nos troupes et la victoire. Non, ils sont aux portes Scées, par où sort Hélène.

HECTOR. – Les voilà qui se penchent tout d’un coup, comme les cigognes quand passe un rat.

CASSANDRE. – C’est Hélène qui passe…

PÂRIS. – Ah oui?

CASSANDRE. – Elle est sur la seconde terrasse. Elle rajuste sa sandale, debout, prenant bien soin de croiser haut les jambes.

HECTOR. – Incroyable. Tous les vieillards de Troie sont là à la regarder d’en haut.

CASSANDRE. – Non. Les plus malins regardent d’en bas.

CRIS AU-DEHORS. – Vive la Beauté!

HECTOR. – Que crient-ils?

PÂRIS. – Ils crient: «Vive la Beauté!»

CASSANDRE. – Je suis de leur avis. Qu’ils meurent vite.

CRIS AU-DEHORS. – Vive Vénus!

HECTOR. – Et maintenant?

CASSANDRE. – Vive Vénus… Ils ne crient que des phrases sans r, à cause de leur manque de dents… Vive la Beauté… Vive Vénus… Vive Hélène… Ils croient proférer des cris. Ils poussent simplement le mâchonnement à sa plus haute puissance.

HECTOR. – Que vient faire Vénus là-dedans?

CASSANDRE. – Ils ont imaginé que c’était Vénus qui nous donnait Hélène… Pour récompenser Pâris de lui avoir décerné la pomme à première vue.

HECTOR. – Tu as fait aussi un beau coup ce jour-là!

PÂRIS. – Ce que tu es frère aîné!

SCÈNE CINQUIÈME

LES MÊMES, DEUX VIEILLARDS

PREMIER VIEILLARD. – D’en bas, nous la voyions mieux…

SECOND VIEILLARD. – Nous l’avons même bien vue!

PREMIER VIEILLARD. – Mais d’ici elle nous entend mieux. Allez! Une, deux, trois!

TOUS DEUX. – Vive Hélène!

DEUXIÈME VIEILLARD. – C’est un peu fatigant, à notre âge, d’avoir à descendre et à remonter constamment par des escaliers impossibles, selon que nous voulons la voir ou l’acclamer.

PREMIER VIEILLARD. – Veux-tu que nous alternions. Un jour nous l’acclamerons? Un jour nous la regarderons?

DEUXIÈME VIEILLARD. – Tu es fou, un jour sans bien voir Hélène!… Songe à ce que nous avons vu d’elle aujourd’hui! Une, deux, trois!

TOUS DEUX. – Vive Hélène!

PREMIER VIEILLARD. – Et maintenant en bas!…

Ils disparaissent en courant.

CASSANDRE. – Et tu les vois, Hector. Je me demande comment vont résister tous ces poumons besogneux.

HECTOR. – Notre père ne peut être ainsi.

PÂRIS. – Dis-moi, Hector, avant de nous expliquer devant lui tu pourrais peut-être jeter un coup d’œil sur Hélène.

HECTOR. – Je me moque d’Hélène… Oh! Père, salut!

Priam est entré, escorté d’Hécube, d’Andromaque, du poète Demokos et d’un autre vieillard. Hécube tient à la main la petite Polyxène.

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