SCÈNE DEUXIÈME
HÉLÈNE, PÂRIS, LE JEUNE TROÏLUS
PÂRIS. – Méfie-toi Hélène. Troïlus est un dangereux personnage.
HÉLÈNE. – Au contraire. Il veut m’embrasser.
PÂRIS. – Troïlus, tu sais que si tu embrasses Hélène, je te tue!
HÉLÈNE. – Cela lui est égal de mourir, même plusieurs fois.
PÂRIS. – Qu’est-ce qu’il a? Il prend son élan?… Il va bondir sur toi?… Il est trop gentil! Embrasse Hélène, Troïlus. Je te le permets.
HÉLÈNE. – Si tu l’y décides, tu es plus malin que moi.
Troïlus qui allait se précipiter sur Hélène s’écarte aussitôt.
PÂRIS. – Écoute, Troïlus! Voici nos vénérables qui arrivent en corps pour fermer les portes de la guerre… Embrasse Hélène devant eux: tu seras célèbre. Tu veux être célèbre, plus tard, dans la vie?
TROÏLUS. – Non. Inconnu.
PÂRIS. – Tu ne veux pas devenir célèbre? Tu ne veux pas être riche et puissant?
TROÏLUS. – Non. Pauvre. Laid.
PÂRIS. – Laisse-moi finir!… Pour avoir toutes les femmes!
TROÏLUS. – Je n’en veux aucune, aucune!
PÂRIS. – Voilà nos sénateurs! Tu as à choisir: ou tu embrasseras Hélène devant eux, ou c’est moi qui l’embrasse devant toi. Tu préfères que ce soit moi? Très bien! Regarde!… Oh! Quel est ce baiser inédit que tu me donnes, Hélène?
HÉLÈNE. – Le baiser destiné à Troïlus.
PÂRIS. – Tu ne sais pas ce que tu perds, mon enfant! Oh! Tu t’en vas? Bonsoir!
HÉLÈNE. – Nous nous embrasserons, Troïlus. Je t’en réponds. (Troïlus s’en va.) Troïlus!
PÂRIS, un peu énervé. – Tu cries bien fort, Hélène!
SCÈNE TROISIÈME
HÉLÈNE, DEMOKOS, PÂRIS
DEMOKOS. – Hélène, une minute! Et regarde-moi bien en face. J’ai dans la main un magnifique oiseau que je vais lâcher… Là, tu y es?… C’est cela… Arrange tes cheveux et souris un beau sourire.
PÂRIS. – Je ne vois pas en quoi l’oiseau s’envolera mieux si les cheveux d’Hélène bouffent et si elle fait son beau sourire.
HÉLÈNE. – Cela ne peut pas me nuire en tout cas.
DEMOKOS. – Ne bouge plus… Une! Deux! Trois! Voilà… c’est fait, tu peux partir…
HÉLÈNE. – Et l’oiseau?
DEMOKOS. – C’est un oiseau qui sait se rendre invisible.
HÉLÈNE. – La prochaine fois demande-lui sa recette.
Elle sort.
PÂRIS. – Quelle est cette farce?
DEMOKOS. – Je compose un chant sur le visage d’Hélène. J’avais besoin de bien le contempler, de le graver dans ma mémoire avec sourire et boucles. Il y est.
SCÈNE QUATRIÈME
DEMOKOS, PÂRIS, HÉCUBE, LA PETITE POLYXÈNE, ABNÉOS, LE GÉOMÈTRE, QUELQUES VIEILLARDS.
HÉCUBE. – Enfin, vous allez nous la fermer, cette porte?
DEMOKOS. – Certainement non. Nous pouvons avoir à la rouvrir ce soir même.
HÉCUBE. – Hector le veut. Il décidera Priam.
DEMOKOS. – C’est ce que nous verrons. Je lui réserve d’ailleurs une surprise, à Hector!
LA PETITE POLYXÈNE. – Où mène-t-elle, la porte, maman?
ABNÉOS. – À la guerre, mon enfant. Quand elle est ouverte, c’est qu’il y a la guerre.
DEMOKOS. – Mes amis…
HÉCUBE. – Guerre ou non, votre symbole est stupide. Cela fait tellement peu soigné, ces deux battants toujours ouverts! Tous les chiens s’y arrêtent.
LE GÉOMÈTRE. – Il ne s’agit pas de ménage. Il s’agit de la guerre et des dieux.
HÉCUBE. – C’est bien ce que je dis, les dieux ne savent pas fermer leurs portes.
LA PETITE POLYXÈNE. – Moi je les ferme très bien, n’est-ce pas, maman!
PÂRIS, baisant les doigts de la petite Polyxène. – Tu te prends même les doigts en les fermant, chérie.
DEMOKOS. – Puis-je enfin réclamer un peu de silence, Pâris?… Abnéos, et toi, Géomètre, et vous, mes amis, si je vous ai convoqués ici avant l’heure, c’est pour tenir notre premier conseil. Et c’est de bon augure que ce premier conseil de guerre ne soit pas celui des généraux, mais celui des intellectuels. Car il ne suffit pas, à la guerre, de fourbir des armes à nos soldats. Il est indispensable de porter au comble leur enthousiasme. L’ivresse physique, que leurs chefs obtiendront à l’instant de l’assaut par un vin à la résine vigoureusement placé, restera vis-à-vis des Grecs inefficiente, si elle ne se double de l’ivresse morale que nous, les poètes, allons leur verser. Puisque l’âge nous éloigne du combat, servons du moins à le rendre sans merci. Je vois que tu as des idées là-dessus, Abnéos, et je te donne la parole.
ABNÉOS. – Oui. Il nous faut un chant de guerre.
DEMOKOS. – Très juste. La guerre exige un chant de guerre.
PÂRIS. – Nous nous en sommes passés jusqu’ici.
HÉCUBE. – Elle chante assez fort elle-même…
ABNÉOS. – Nous nous en sommes passés, parce que nous n’avons jamais combattu que des barbares. C’était de la chasse. Le cor suffisait. Avec les Grecs, nous entrons dans un domaine de guerre autrement relevé.
DEMOKOS. – Très exact, Abnéos. Ils ne se battent pas avec tout le monde.
PÂRIS. – Nous avons déjà un chant national.
ABNÉOS. – Oui. Mais c’est un chant de paix.
PÂRIS. – Il suffit de chanter un chant de paix avec grimace et gesticulation pour qu’il devienne un chant de guerre… Quelles sont les paroles du nôtre?
ABNÉOS. – Tu le sais bien. Anodines. – C’est nous qui fauchons les moissons, qui pressons le sang de la vigne!
DEMOKOS. – C’est tout au plus un chant de guerre contre les céréales. Vous n’effraierez pas les Spartiates en menaçant le blé noir.
PÂRIS. – Chante-le avec un javelot à la main et un mort à tes pieds, et tu verras.
HÉCUBE. – Il y a le mot sang, c’est toujours cela.
PÂRIS. – Le mot moisson aussi. La guerre l’aime assez.
ABNÉOS. – Pourquoi discuter, puisque Demokos peut nous en livrer un tout neuf dans les deux heures?
DEMOKOS. – Deux heures, c’est un peu court.
HÉCUBE. – N’aie aucune crainte, c’est plus qu’il ne te faut! Et après le chant ce sera l’hymne, et après l’hymne la cantate. Dès que la guerre est déclarée, impossible de tenir les poètes. La rime, c’est encore le meilleur tambour.