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ANDROMAQUE. – Et la guerre a sonné faux, cette fois?

HECTOR. – Pour quelle raison? Est-ce l’âge? Est-ce simplement cette fatigue du métier dont parfois l’ébéniste sur son pied de table se trouve tout à coup saisi, qui un matin m’a accablé, au moment où penché sur un adversaire de mon âge, j’allais l’achever? Auparavant ceux que j’allais tuer me semblaient le contraire de moi-même. Cette fois j’étais agenouillé sur un miroir. Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide. Je ne sais ce que fait l’ébéniste dans ce cas, s’il jette sa varlope, son vernis, ou s’il continue… J’ai continué. Mais de cette minute, rien n’est demeuré de la résonance parfaite. La lance qui a glissé contre mon bouclier a soudain sonné faux, et le choc du tué contre la terre, et, quelques heures plus tard, l’écroulement des palais. Et la guerre d’ailleurs a vu que j’avais compris. Et elle ne se gênait plus… Les cris des mourants sonnaient faux… J’en suis là.

ANDROMAQUE. – Tout sonnait juste pour les autres.

HECTOR. – Les autres sont comme moi. L’armée que j’ai ramenée hait la guerre.

ANDROMAQUE. – C’est une armée à mauvaises oreilles.

HECTOR. – Non. Tu ne saurais t’imaginer combien soudain tout a sonné juste pour elle, voilà une heure, à la vue de Troie. Pas un régiment qui ne soit arrêté d’angoisse à ce concert. Au point que nous n’avons osé entrer durement par les portes, nous nous sommes répandus en groupe autour des murs… C’est la seule tâche digne d’une vraie armée: faire le siège paisible de sa patrie ouverte.

ANDROMAQUE. – Et tu n’as pas compris que c’était là la pire fausseté! La guerre est dans Troie, Hector! C’est elle qui vous a reçus aux portes. C’est elle qui me donne à toi ainsi désemparée, et non l’amour.

HECTOR. – Que racontes-tu là?

ANDROMAQUE. – Ne sais-tu donc pas que Pâris a enlevé Hélène?

HECTOR. – On vient de me le dire… Et après?

ANDROMAQUE. – Et que les Grecs la réclament? Et que leur envoyé arrive aujourd’hui? Et que si on ne la rend pas, c’est la guerre?

HECTOR. – Pourquoi ne la rendrait-on pas? Je la rendrai moi-même.

ANDROMAQUE. – Pâris n’y consentira jamais.

HECTOR. – Pâris m’aura cédé dans quelques minutes. Cassandre me l’amène.

ANDROMAQUE. – Il ne peut te céder. Sa gloire, comme vous dites, l’oblige à ne pas céder. Son amour aussi, comme il dit, peut-être.

HECTOR. – C’est ce que nous allons voir. Cours demander à Priam s’il peut m’entendre à l’instant, et rassure-toi. Tous ceux des Troyens qui ont fait et peuvent faire la guerre ne veulent pas la guerre.

ANDROMAQUE. – Il reste tous les autres.

CASSANDRE. – Voilà Pâris.

Andromaque disparaît.

SCÈNE QUATRIÈME

CASSANDRE, HECTOR, PÂRIS

HECTOR. – Félicitations, Pâris. Tu as bien occupé notre absence.

PÂRIS. – Pas mal. Merci.

HECTOR. – Alors? Quelle est cette histoire d’Hélène?

PÂRIS. – Hélène est une très gentille personne. N’est-ce pas Cassandre?

CASSANDRE. – Assez gentille.

PÂRIS. – Pourquoi ces réserves, aujourd’hui? Hier encore tu disais que tu la trouvais très jolie.

CASSANDRE. – Elle est très jolie, mais assez gentille.

PÂRIS. – Elle n’a pas l’air d’une gentille petite gazelle?

CASSANDRE. – Non.

PÂRIS. – C’est toi-même qui m’as dit qu’elle avait l’air d’une gazelle!

CASSANDRE. – Je m’étais trompée. J’ai revu une gazelle depuis.

HECTOR. – Vous m’ennuyez avec vos gazelles! Elle ressemble si peu à une femme que cela?

PÂRIS. – Oh! Ce n’est pas le type de femme d’ici, évidemment.

CASSANDRE. – Quel est le type de femme d’ici?

PÂRIS. – Le tien, chère sœur. Un type effroyablement peu distant.

CASSANDRE. – Ta Grecque est distante en amour?

PÂRIS. – Écoute parler nos vierges!… Tu sais parfaitement ce que je veux dire. J’ai assez des femmes asiatiques. Leurs étreintes sont de la glu, leurs baisers des effractions, leurs paroles de la déglutition. À mesure qu’elles se déshabillent, elles ont l’air de revêtir un vêtement plus chamarré que tous les autres, la nudité, et aussi, avec leurs fards, de vouloir se décalquer sur nous. Et elles se décalquent. Bref, on est terriblement avec elles… Même au milieu de mes bras, Hélène est loin de moi.

HECTOR. – Très intéressant! Mais tu crois que cela vaut une guerre, de permettre à Pâris de faire l’amour à distance?

CASSANDRE. – Avec distance… Il aime les femmes distantes, mais de près.

PÂRIS. – L’absence d’Hélène dans sa présence vaut tout.

HECTOR. – Comment l’as-tu enlevée? Consentement ou contrainte?

PÂRIS. – Voyons, Hector! Tu connais les femmes aussi bien que moi. Elles ne consentent qu’à la contrainte. Mais alors avec enthousiasme.

HECTOR. – À cheval? Et laissant sous ses fenêtres cet amas de crottin qui est la trace des séducteurs?

PÂRIS. – C’est une enquête?

HECTOR. – C’est une enquête. Tâche pour une fois de répondre avec précision. Tu n’as pas insulté la maison conjugale, ni la terre grecque?

PÂRIS. – L’eau grecque, un peu. Elle se baignait…

CASSANDRE. – Elle est née de l’écume, quoi! La froideur est née de l’écume, comme Vénus.

HECTOR. – Tu n’as pas couvert la plinthe du palais d’inscriptions ou de dessins offensants, comme tu en es coutumier? Tu n’as pas lâché le premier sur les échos ce mot qu’ils doivent tous redire en ce moment au mari trompé.

PÂRIS. – Non. Ménélas était nu sur le rivage, occupé à se débarrasser l’orteil d’un crabe. Il a regardé filer mon canot comme si le vent emportait ses vêtements.

HECTOR. – L’air furieux?

PÂRIS. – Le visage d’un roi que pince un crabe n’a jamais exprimé la béatitude.

HECTOR. – Pas d’autres spectateurs?

PÂRIS. – Mes gabiers.

HECTOR. – Parfait!

PÂRIS. – Pourquoi «parfait»? Où veux-tu en venir?

HECTOR. – Je dis «parfait», parce que tu n’as rien commis d’irrémédiable. En somme, puisqu’elle était déshabillée, pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un seul de ses objets n’a été insulté. Le corps seul a été souillé. C’est négligeable. Je connais assez les Grecs pour savoir qu’ils tireront une aventure divine et tout à leur honneur, de cette petite reine grecque qui va à la mer, et qui remonte tranquillement après quelques mois de sa plongée, le visage innocent.

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