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HECTOR. – L’univers peut se tromper. C’est à cela qu’on reconnaît l’erreur, elle est universelle.

ULYSSE. – Espérons-le. Mais quand le destin, depuis des années, a surélevé deux peuples, quand il leur a ouvert le même avenir d’invention et d’omnipotence, quand il a fait de chacun, comme nous l’étions tout à l’heure sur la bascule, un poids précieux et différent pour peser le plaisir, la conscience et jusqu’à la nature, quand par leurs architectes, leurs poètes, leurs teinturiers, il leur a donné à chacun un royaume opposé de volumes, de sons et de nuances, quand il leur a fait inventer le toit en charpente troyen et la voûte thébaine, le rouge phrygien et l’indigo grec, l’univers sait bien qu’il n’entend pas préparer ainsi aux hommes deux chemins de couleur et d’épanouissement, mais se ménager son festival, le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaines qui seules rassurent les dieux. C’est de la petite politique, j’en conviens. Mais nous sommes chefs d’État, nous pouvons bien entre nous deux le dire: c’est couramment celle du Destin.

HECTOR. – Et c’est Troie et c’est la Grèce qu’il a choisies cette fois?

ULYSSE. – Ce matin j’en doutais encore. J’ai posé le pied sur votre estacade, et j’en suis sûr.

HECTOR. – Vous vous êtes senti sur un sol ennemi?

ULYSSE. – Pourquoi toujours revenir à ce mot ennemi? Faut-il vous le redire? Ce ne sont pas les ennemis naturels qui se battent. Il est des peuples que tout désigne pour une guerre, leur peau, leur langue et leur odeur, ils se jalousent, ils se haïssent, ils ne peuvent pas se sentir… Ceux-là ne se battent jamais. Ceux qui se battent, ce sont ceux que le sort a lustrés et préparés pour une même guerre: ce sont les adversaires.

HECTOR. – Et nous sommes prêts pour la guerre grecque?

ULYSSE. – À un point incroyable. Comme la nature munit les insectes dont elle prévoit la lutte, de faiblesses et d’armes qui se correspondent, à distance, sans que nous nous connaissions, sans que nous nous en doutions, nous nous sommes élevés tous deux au niveau de notre guerre. Tout correspond de nos armes et de nos habitudes comme des roues à pignon. Et le regard de vos femmes, et le teint de vos filles sont les seuls qui ne suscitent en nous ni la brutalité, ni le désir, mais cette angoisse du cœur et de la joie qui est l’horizon de la guerre. Frontons et leurs soutaches d’ombre et de feu, hennissements des chevaux, peplums disparaissent à l’angle d’une colonnade, le sort a tout passé chez vous à cette couleur orange qui m’impose pour la première fois le relief de l’avenir. Il n’y a rien à faire. Vous êtes dans la lumière de la guerre grecque.

HECTOR. – Et c’est ce que pensent aussi les autres Grecs?

ULYSSE. – Ce qu’ils pensent n’est pas plus rassurant. Les autres Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. L’or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de nos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas. Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés.

HECTOR. – Voilà enfin une parole franche… La Grèce en nous s’est choisi une proie. Pourquoi alors une déclaration de guerre? Il était plus simple de profiter de mon absence pour bondir sur Troie. Vous l’auriez eue sans coup férir.

ULYSSE. – Il est une espèce de consentement à la guerre que donne seulement l’atmosphère, l’acoustique et l’humeur du monde. Il serait dément d’entreprendre une guerre sans l’avoir. Nous ne l’avions pas.

HECTOR. – Vous l’avez maintenant!

ULYSSE. – Je crois que nous l’avons.

HECTOR. – Qui vous l’a donnée contre nous? Troie est réputée pour son humanité, sa justice, ses arts!

ULYSSE. – Ce n’est pas par des crimes qu’un peuple se met en situation fausse avec son destin, mais par des fautes. Son armée est forte, sa caisse abondante, ses poètes en plein fonctionnement. Mais un jour, on ne sait pourquoi, du fait que ses citoyens coupent méchamment les arbres, que son prince enlève vilainement une femme, que ses enfants adoptent une mauvaise turbulence, il est perdu. Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses. C’est à leur façon d’éternuer ou d’éculer leurs talons que se reconnaissent les peuples condamnés… Vous avez sans doute mal enlevé Hélène…

HECTOR. – Vous voyez la proportion entre le rapt d’une femme et la guerre où l’un de nos peuples périra?

ULYSSE. – Nous parlons d’Hélène. Vous vous êtes trompés sur Hélène. Pâris et vous. Depuis quinze ans je la connais, je l’observe. Il n’y a aucun doute. Elle est une des rares créatures que le destin met en circulation sur la terre pour son usage personnel. Elles n’ont l’air de rien. Elles sont parfois une bourgade, presque un village, une petite reine, presque une petite fille, mais si vous les touchez, prenez garde! C’est là la difficulté de la vie, de distinguer, entre les êtres et les objets, celui qui est l’otage du destin. Vous ne l’avez pas distingué. Vous pouviez toucher impunément à nos grands amiraux, à nos rois. Pâris pouvait se laisser aller sans danger dans les lits de Sparte ou de Thèbes, à vingt généreuses étreintes. Il a choisi le cerveau le plus étroit, le cœur le plus rigide, le sexe le plus étroit… Vous êtes perdus.

HECTOR. – Nous vous rendons Hélène.

ULYSSE. – L’insulte au destin ne comporte pas la restitution.

HECTOR. – Pourquoi discuter alors! Sous vos paroles, je vois enfin la vérité. Avouez-le. Vous voulez nos richesses! Vous avez fait enlever Hélène pour avoir à la guerre un prétexte honorable! J’en rougis pour la Grèce. Elle en sera éternellement responsable et honteuse.

ULYSSE. – Responsable et honteuse? Croyez-vous? Les deux mots ne s’accordent guère. Si nous nous savions vraiment responsables de la guerre, il suffirait à notre génération actuelle de nier et de mentir pour assurer la bonne foi et la bonne conscience de toutes nos générations futures. Nous mentirons. Nous nous sacrifierons.

HECTOR. – Eh bien, le sort en est jeté, Ulysse! Va pour la guerre! À mesure que j’ai plus de haine pour elle, il me vient d’ailleurs un désir plus incoercible de tuer… Partez, puisque vous me refusez votre aide…

ULYSSE. – Comprenez-moi, Hector!… Mon aide vous est acquise. Ne m’en veuillez pas d’interpréter le sort. J’ai voulu seulement lire dans ces grandes lignes que sont, sur l’univers, les voies des caravanes, les chemins des navires, le tracé des grues volantes et des races. Donnez-moi votre main. Elle aussi a ses lignes. Mais ne cherchons pas si leur leçon est la même. Admettons que les trois petites rides au fond de la main d’Hector disent le contraire de ce qu’assurent les fleuves, les vols et les sillages. Je suis curieux de nature, et je n’ai pas peur. Je veux bien aller contre le sort. J’accepte Hélène. Je la rendrai à Ménélas. Je possède beaucoup plus d’éloquence qu’il n’en faut pour faire croire un mari à la vertu de sa femme. J’amènerai même Hélène à y croire elle-même. Et je pars à l’instant, pour éviter toute surprise. Une fois au navire, peut-être risquons-nous de déjouer la guerre.

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