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HECTOR. – La guerre n’aura pas lieu!

On entend des clameurs du côté du port.

DEMOKOS. – Non? Écoute!

HECTOR. – Fermons les portes. C’est ici que nous recevrons tout à l’heure les Grecs. La conversation sera déjà assez rude. Il convient de les recevoir dans la paix.

PRIAM. – Mon fils, savons-nous même si nous devons permettre aux Grecs de débarquer?

HECTOR. – Ils débarqueront. L’entrevue avec Ulysse est notre dernière chance de paix.

DEMOKOS. – Ils ne débarqueront pas. Notre honneur est en jeu. Nous serions la risée du monde…

HECTOR. – Et tu prends sur toi de conseiller au Sénat une mesure qui signifie la guerre?

DEMOKOS. – Sur moi? Tu tombes mal. Avance, Busiris. Ta mission commence.

HECTOR. – Quel est cet étranger?

DEMOKOS. – Cet étranger est le plus grand expert vivant du droit des peuples. Notre chance veut qu’il soit aujourd’hui de passage dans Troie. Tu ne diras pas que c’est un témoin partial. C’est un neutre. Notre Sénat se range à son avis, qui sera demain celui de toutes les nations.

HECTOR. – Et quel est ton avis?

BUSIRIS. – Mon avis, princes, après constat de visu et enquête subséquente, est que les Grecs se sont rendus vis-à-vis de Troie coupables de trois manquements aux règles internationales. Leur permettre de débarquer serait vous retirer cette qualité d’offensés qui vous vaudra, dans le conflit, la sympathie universelle.

HECTOR. – Explique-toi.

BUSIRIS. – Premièrement ils ont hissé leur pavillon au ramat et non à l’écoutière. Un navire de guerre, princes et chers collègues, hisse sa flamme au ramat dans le seul cas de réponse au salut d’un bateau chargé de bœufs. Devant une ville et sa population, c’est donc le type même de l’insulte. Nous avons d’ailleurs un précédent. Les Grecs ont hissé l’année dernière leur pavillon au ramat en entrant dans le port d’Ophéa. La riposte a été cinglante. Ophéa a déclaré la guerre.

HECTOR. – Et qu’est-il arrivé?

BUSIRIS. – Ophéa a été vaincue. Il n’y a plus d’Ophéa, ni d’Ophéens.

HÉCUBE. – Parfait.

BUSIRIS. – L’anéantissement d’une nation ne modifie en rien l’avantage de sa position morale internationale.

HECTOR. – Continue.

BUSIRIS. – Deuxièmement, la flotte grecque en pénétrant dans vos eaux territoriales a adopté la formation dite de face. Il avait été question, au dernier congrès, d’inscrire cette formation dans le paragraphe des mesures dites défensives-offensives. J’ai été assez heureux pour obtenir qu’on lui restituât sa vraie qualité de mesure offensive-défensive: elle est donc bel et bien une des formes larvées du front de mer qui est lui-même une forme larvée du blocus, c’est-à-dire qu’elle constitue un manquement au premier degré! Nous avons aussi un précédent. Les navires grecs, il y a cinq ans, ont adopté la formation de face en ancrant devant Magnésie. Magnésie a dans l’heure déclaré la guerre.

HECTOR. – Et elle l’a gagnée?

BUSIRIS. – Elle l’a perdue. Il ne subsiste plus une pierre de ses murs. Mais mon paragraphe subsiste.

HÉCUBE. – Je t’en félicite. Nous avions eu peur.

HECTOR. – Achève.

BUSIRIS Le troisième manquement est moins grave. Une des trirèmes grecques a accosté sans permission et par traîtrise. Son chef Oiax, le plus brutal et le plus mauvais coucheur des Grecs, monte vers la ville en semant le scandale et la provocation, et criant qu’il veut tuer Pâris. Mais, au point de vue international, ce manquement est négligeable. C’est un manquement qui n’a pas été fait dans les formes.

DEMOKOS. – Te voilà renseigné. La situation a deux issues. Encaisser un outrage ou le rendre. Choisis.

HECTOR. – Oneah, cours au-devant d’Oiax! Arrange-toi pour le rabattre ici.

PÂRIS. – Je l’y attends.

HECTOR. – Tu me feras le plaisir de rester au palais jusqu’à ce que je t’appelle. Quant à toi, Busiris, apprends que notre ville n’entend d’aucune façon avoir été insultée par les Grecs.

BUSIRIS. – Je n’en suis pas surpris. Sa fierté d’hermine est légendaire.

HECTOR. – Tu vas donc, et sur-le-champ, me trouver une thèse qui permette à notre Sénat de dire qu’il n’y a pas eu manquement de la part de nos visiteurs, et à nous, hermines immaculées, de les recevoir en hôtes.

DEMOKOS. – Quelle est cette plaisanterie?

BUSIRIS. – C’est contre les faits, Hector.

HECTOR. – Mon cher Busiris, nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité.

BUSIRIS. – Le Sénat m’a demandé une consultation, je la donne.

HECTOR. – Je te demande, moi, une interprétation. C’est plus juridique encore.

BUSIRIS. – C’est contre ma conscience.

HECTOR. – Ta conscience a vu périr Ophéa, périr Magnésie, et elle envisage d’un cœur léger la perte de Troie?

HÉCUBE. – Oui. Il est de Syracuse.

HECTOR. – Je t’en supplie, Busiris. Il y va de la vie de deux peuples. Aide-nous.

BUSIRIS. – Je ne peux vous donner qu’une aide, la vérité.

HECTOR. – Justement. Trouve une vérité qui nous sauve. Si le droit n’est pas l’armurier des innocents, à quoi sert-il? Forge-nous une vérité. D’ailleurs, c’est très simple, si tu ne la trouves pas, nous te gardons ici tant que durera la guerre.

BUSIRIS. – Que dites-vous?

DEMOKOS. – Tu abuses de ton rang, Hector!

HÉCUBE. – On emprisonne le droit pendant la guerre. On peut bien emprisonner un juriste.

HECTOR. – Tiens-le-toi pour dit, Busiris. Je n’ai jamais manqué ni à mes menaces ni à mes promesses. Ou ces gardes te mènent en prison pour des années, ou tu pars ce soir même couvert d’or. Ainsi renseigné, soumets de nouveau la question à ton examen le plus impartial.

BUSIRIS. – Évidemment, il y a des recours.

HECTOR. – J’en étais sûr.

BUSIRIS. – Pour le premier manquement, par exemple, ne peut-on interpréter dans certaines mers bordées de régions fertiles le salut au bateau chargé de bœufs comme un hommage de la marine à l’agriculture?

HECTOR. – En effet, c’est logique. Ce serait en somme le salut de la mer à la terre.

BUSIRIS. – Sans compter qu’une cargaison de bétail peut être une cargaison de taureaux. L’hommage en ce cas touche même à la flatterie.

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