«Le manque d’eau, dit-il, met seul obstacle à l’accomplissement de mes projets. Dans cette galerie de l’est, faite de laves, de schistes, de houilles, nous n’avons pas rencontré une seule molécule liquide. Il est possible que nous soyons plus heureux en suivant le tunnel de l’ouest.»
Je secouai la tête avec un air de profonde incrédulité.
«Écoute-moi jusqu’au bout, reprit le professeur en forçant la voix. Pendant que tu gisais, là sans mouvement, j’ai été reconnaître la conformation de cette galerie. Elle s’enfonce directement dans les entrailles du globe, et, en peu d’heures, elle nous conduira au massif granitique. Là nous devons rencontrer des sources abondantes. La nature de la roche le veut ainsi, et l’instinct est d’accord avec la logique pour appuyer ma conviction. Or, voici ce que j’ai à te proposer. Quand Colomb a demandé trois jours à ses équipages pour trouver les terres nouvelles, ses équipages, malades, épouvantés, ont cependant fait droit à sa demande, et il a découvert le nouveau monde. Moi, le Colomb de ces régions souterraines, je ne te demande qu’un jour encore. Si, ce temps écoulé, je n’ai pas rencontré l’eau qui nous manque, je te le jure, nous reviendrons à la surface de la terre.»
En dépit de mon irritation, je fus ému de ces paroles et de la violence que se faisait mon oncle pour tenir un pareil langage.
«Eh bien! m’écriai-je, qu’il soit fait comme vous le désirez, et que Dieu récompense votre énergie surhumaine. Vous n’avez plus que quelques heures à tenter le sort. En route!»
XXII
La descente recommença cette fois par la nouvelle galerie. Hans marchait en avant, selon son habitude. Nous n’avions pas fait cent pas, que le professeur, promenant sa lampe le long des murailles, s’écriait:
«Voilà les terrains primitifs! nous sommes dans la bonne voie! marchons! marchons!»
Lorsque la terre se refroidit peu à peu aux premiers jours du monde, la diminution de son volume produisit dans l’écorce des dislocations, des ruptures, des retraits, des fendilles. Le couloir actuel était une fissure de ce genre, par laquelle s’épanchait autrefois le granit éruptif. Ses mille détours formaient un inextricable labyrinthe à travers le sol primordial.
À mesure que nous descendions, la succession des couches composant le terrain primitif apparaissait avec plus de netteté. La science géologique considère ce terrain primitif comme la base de l’écorce minérale, et elle a reconnu qu’il se compose de trois couches différentes, les schistes, les gneiss, les micaschistes, reposant sur cette roche inébranlable qu’on appelle le granit.
Or, jamais minéralogistes ne s’étaient rencontrés dans des circonstances aussi merveilleuses pour étudier la nature sur place. Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale, ne pouvait rapporter à la surface du globe de sa texture interne, nous allions l’étudier de nos yeux, le toucher de nos mains.
À travers l’étage des schistes, colorés de belles nuances vertes, serpentaient des filons métalliques de cuivre, de manganèse avec quelques traces de platine et d’or. Je songeais à ces richesses enfouies dans les entrailles du globe et dont l’avidité humaine n’aura jamais la jouissance! Ces trésors, les bouleversements des premiers jours les ont enterrés à de telles profondeurs, que ni la pioche, ni le pic ne sauront les arracher à leur tombeau.
Aux schistes succédèrent les gneiss, d’une structure stratiforme, remarquables par la régularité et le parallélisme de leurs feuillets, puis, les micaschistes disposés en grandes lamelles rehaussées à l’œil par les scintillations du mica blanc.
La lumière des appareils, répercutée par les petites facettes de la masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les angles, et je m’imaginais voyager à travers un diamant creux, dans lequel les rayons se brisaient en mille éblouissements.
Vers six heures du soir, cette fête de la lumière vint à diminuer sensiblement, presque à cesser; les parois prirent une teinte cristallisée, mais sombre; le mica se mélangea plus intimement au feldspath et au quartz, pour former la roche par excellence, la pierre dure entre toutes, celle qui supporte, sans en être écrasée, les quatre étages de terrain du globe. Nous étions murés dans l’immense prison de granit.
Il était huit heures du soir. L’eau manquait toujours. Je souffrais horriblement. Mon oncle marchait en avant. Il ne voulait pas s’arrêter. Il tendait l’oreille pour surprendre les murmures de quelque source. Mais rien!
Cependant mes jambes refusaient de me porter. Je résistais à mes tortures pour ne pas obliger mon oncle à faire halte. C’eût été pour lui le coup du désespoir, car la journée finissait, la dernière qui lui appartînt.
Enfin mes forces m’abandonnèrent. Je poussai un cri et je tombai.
«À moi! je meurs!»
Mon oncle revint sur ses pas. Il me considéra en croisant ses bras; puis ces paroles sourdes sortirent de ses lèvres:
«Tout est fini!»
Un effrayant geste de colère frappa une dernière fois mes regards, et je fermai les yeux.
Lorsque je les rouvris, j’aperçus mes deux compagnons immobiles et roulés dans leur couverture. Dormaient-ils? Pour mon compte, je ne pouvais trouver un instant de sommeil. Je souffrais trop, et surtout de la pensée que mon mal devait être sans remède. Les dernières paroles de mon oncle retentissaient dans mon oreille. «Tout était fini!» car dans un pareil état de faiblesse il ne fallait même pas songer à regagner la surface du globe. Il y avait une lieue et demie d’écorce terrestre!
Il me semblait que cette masse pesait de tout son poids sur mes épaules. Je me sentais écrasé et je m’épuisais en efforts violents pour me retourner sur ma couche de granit.
Quelques heures se passèrent. Un silence profond régnait autour de nous, un silence de tombeau. Rien n’arrivait à travers ces murailles dont la plus mince mesurait cinq milles d’épaisseur.
Cependant, au milieu de mon assoupissement, je crus entendre un bruit. L’obscurité se faisait dans le tunnel. Je regardai plus attentivement, et il me sembla voir l’Islandais qui disparaissait, la lampe à la main.
Pourquoi ce départ? Hans nous abandonnait-il? Mon oncle dormait. Je voulus crier. Ma voix ne put trouver passage entre mes lèvres desséchées. L’obscurité était devenue profonde, et les derniers bruits venaient de s’éteindre.
«Hans nous abandonne! m’écriai-je. Hans! Hans!»
Ces mots, je les criais en moi-même. Ils n’allaient pas plus loin. Cependant, après le premier instant de terreur, j’eus honte de mes soupçons contre un homme dont la conduite n’avait rien eu jusque-là de suspect. Son départ ne pouvait être une fuite. Au lieu de remonter la galerie, il la descendait. De mauvais desseins l’eussent entraîné en haut, non en bas. Ce raisonnement me calma un peu, et je revins à un autre d’ordre d’idées. Hans, cet homme paisible, un motif grave avait pu seul l’arracher à son repos. Allait-il donc à la découverte? Avait-il entendu pendant la nuit silencieuse quelque murmure dont la perception n’était pas arrivée jusqu’à moi?