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– Assez de toutes ces fadaises, ce sont viandes creuses! s'écria le roi. À la suivante!

– Psch, psch! entendit-on tout à coup. Une petite souris, la quatrième de la bande, celle qu'on avait crue morte, venait d'entrer dans la cuisine. Elle se précipita comme une flèche au milieu de l'assemblée, renversant la brochette couverte d'un crêpe, qui avait été placée là en son souvenir.

IV Ce que dit la quatrième souris lorsqu'elle prit la parole avant la troisième

Je me suis tout d'abord rendue dans la capitale d'un vaste pays, pensant que dans une grande ville je trouverais plus facilement des renseignements utiles. Comme je n'ai pas la mémoire des noms, j'ai oublié celui de cette ville. J'avais fait le voyage dans la charrette d'un contrebandier; elle fut saisie et conduite au palais de justice. Je me glissai en bas et me faufilai dans la loge du portier. Je l'entendis causer d'un homme qu'on venait d'amener en prison pour quelques propos inconsidérés contre l'autorité.

– Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, dit le portier. C'est de l'eau claire comme la soupe à la brochette: mais cela peut lui coûter la tête. À ces mots je dressai les oreilles; je me dis que j'étais peut-être sur la bonne piste pour apprendre la recette. Du reste, le pauvre prisonnier m'inspirait de l'intérêt, et je me mis en quête de sa cellule. Je la trouvai et j'y pénétrai par un trou. Le prisonnier était pâle; avait une longue barbe et de grands yeux brillants. Le prisonnier gravait des vers et des dessins; il avait l'air de bien s'ennuyer, et je fus la bienvenue auprès de lui. Il me jeta des miettes de pain, me donna de douces paroles et sifflota pour me faire approcher; mes gentillesses le distrayaient; je pris peu à peu entière confiance en lui, et nous devînmes une paire d'amis. Il partageait son pain avec moi, et de son fromage il me donnait mieux que la croûte; nous avions aussi quelquefois du saucisson: bref, je faisais bombance. Mais ce n'était pas tout cela qui me faisait plaisir; j'étais fière et heureuse de l'attachement de cet excellent homme. Il me caressait et me choyait; il avait une vraie affection pour moi, et je le lui rendais bien. J'en oubliai le but de mon grand voyage; je ne fis plus attention à ma brochette qui, un beau jour, glissa dans la fente du plancher, où elle est encore. Je restai donc, me disant que, moi partie, le pauvre prisonnier n'aurait plus personne avec qui partager son pain et son fromage, ce qui paraissait lui faire tant de plaisir. Ce fut lui qui s'en alla. La dernière fois que je le vis, tout triste qu'il avait l'air, il me cajola avec tendresse et me donna toute une tranche de pain et la plus grosse moitié de son fromage. En sortant de sa cellule, il regarda en arrière et m'envoya un baiser de la main. Il ne revint plus; je n'ai jamais su ce qu'il est devenu.» Soupe à la brochette», disait le concierge quand il était question de lui. Ces mots me rappelèrent l'objet de mon voyage, et je retournai dans la loge. Habituée aux bontés du prisonnier, je ne me méfiais plus assez des hommes, je me montrais imprudemment. Le concierge m'attrapa, me caressa aussi, mais pour ensuite me fourrer dans une cage. Quelle horrible prison! On a beau courir, courir, on ne fait que tourner sans avancer, et l'on rit de vous aux éclats. Le vilain portier m'avait enfermée pour servir d'amusement à sa petite fille. Un jour, me voyant toute désolée et essoufflée après une galopade désespérée que j'avais faite dans la roue de ma cage: «Pauvre petite créature», dit-elle, et, tirant le verrou, elle me laissa sortir. J'attendis que la nuit fût devenue bien sombre; alors, par les toits du palais de justice, je gagnai une vieille tour qui y était attenante; elle n'était habitée que par un veilleur de nuit et un hibou. Le hibou valait mieux que sa mine; il était vieux, il avait beaucoup d'expérience et d'entregent. Il croyait descendre du fameux hibou, oiseau favori de Minerve, la déesse de la sagesse; le fait est qu'il connaissait l'envers et l'endroit des choses. Quand ses petits émettaient quelque opinion inconsidérée: «Allons donc! disait-il; ne faites donc pas de soupe à la brochette.» Quand ils entendaient cela, les jeunes savaient qu'ils avaient dit une sottise. Le hibou me donna la bienvenue et me promit de me protéger contre tous les animaux malfaisants; mais il me prévint que, si l'hiver était dur, il me croquerait. Comme je vous ai dit, c'était un animal très avisé, et rien ne lui en imposait.

– Tenez, me dit-il une fois, le veilleur de nuit s'imagine être un personnage parce que, quand il y a un incendie, il réveille toute la ville avec les fanfares qu'il tire de son cor; mais il ne sait absolument rien faire au monde que de sonner de la trompe. Tout cela, c'est de la soupe à la brochette. Je l'interrompis pour le prier de me donner la recette de ce mets:

– Comment! dit-il, vous ne savez pas que c'est une façon de parler inventer par les hommes? Chacun la prend plus ou moins dans son sens; mais au fond ce n'est que l'équivalent de rien du tout.

– Bien! m'écriai-je frappée de cette explication. Ce que vous dites là anéantit toutes mes illusions sur cette fameuse soupe; mais après tout, c'est bien la vérité, et la vérité est ce qu'il y a de plus précieux au monde. Et je quittai la tour et je me hâtai de revenir parmi vous, vous apportant non pas la soupe, mais quelque chose de bien plus estimable, la vérité. Les souris, me disais-je, passent avec raison pour une race éclairée; et notre roi, renommé pour son esprit, sera enchanté de posséder la vérité, et il me fera reine.

– Ta vérité n'est que mensonge! s'écria la troisième souris qui n'avait pas eu son tour de parole. Je sais préparer la soupe, vous allez le voir de vos yeux.

V La merveilleuse recette

Moi, continua la troisième souris, je ne suis pas allée chercher des renseignements à l'étranger; je suis restée dans notre pays, qui en vaut bien un autre et où l'on trouve tout ce qu'on veut. J'ai tout tiré de mon propre fonds, de mes longues réflexions. Voici ce que j'ai trouvé: Placez une marmite sur le feu; bien. Versez-y de l'eau, encore plus, tout plein jusqu'au bord. Voyons maintenant, activez bien le feu. Du bois, du charbon: il faut que cela cuise à gros bouillons. C'est cela! Le moment est venu. Jetez-y la brochette. Dans cinq minutes ce sera prêt. Il ne manque plus qu'une chose. Que notre gracieux souverain daigne remuer le liquide bouillant avec son auguste queue, pendant deux minutes au moins; mais, pour que le régal soit parfait, il faut bien tourner une minute de plus.

– Faut-il que ce soit justement ma queue? demanda le roi.

– Oui, sire! répondit la souris. Les queues de vos sujets n'ont pas cette vertu unique dont est douée celle de Votre Majesté! L'eau continuait à bouillonner bruyamment. Le roi s'approcha de la marmite avec l'air le plus digne et le plus courageux qu'il put prendre, et étendit sa queue en rond, comme quand les souris écrèment un pot à lait, pour ensuite lécher leur queue. Mais à peine eut-il ressenti la chaleur et la vapeur, qu'il sauta en bas du foyer et s'écria:

– Oui, c'est bien cela! c'est la vraie recette. Tu seras la reine. Quant à la soupe, nous la préparerons une autre fois, quand nous célébrerons nos noces d'or. Alors, en l'honneur de ce beau jour, nous en régalerons à gogo tous nos pauvres pendant une semaine. Et le mariage fut aussitôt célébré en grande pompe. Lorsque tout fut mangé et bu, et que chacun s'en retourna chez soi, plusieurs souris, entre autres les amies et parentes des trois évincées, marmottaient entre elles:

– Ce n'est pas là du tout de la soupe à la brochette; c'est de la soupe à la queue de souris. Quant aux récits qu'elles avaient entendus, elles trouvaient telle aventure intéressante, telle autre insipide et mal racontée. De même, lorsque l'histoire se répandit dans le monde, les avis furent très partagés; les uns la déclaraient amusante, d'autres n'y voyaient que des fadaises. Enfin la voilà telle quelle: la critique, en général, n'est que de la soupe à la brochette.

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