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– En voilà une fameuse cuisson! dit le roi. Allons, qu'on serve la soupe!

– Mais c'est là tout, répondit la souris; la soupe est partie tout entière dans le feu.

– C'est une mauvaise plaisanterie, dit le roi. Allons, à la suivante.

III Ce que raconta la seconde souricelle

Je suis née dans la bibliothèque du château, dit la seconde petite souris. Il y a comme un sort sur notre famille: presque aucune de nous n'a le bonheur de pénétrer jusqu'à la salle à manger ou jusqu'à l'office, objet de tous nos désirs. C'est aujourd'hui pour la première fois que j'entre dans cette cuisine. Cependant, pendant mon voyage, j'ai fréquenté plusieurs de ces lieux de délices. Dans cette fameuse bibliothèque qui fut mon berceau, nous eûmes souvent à souffrir de la faim; mais nous y acquîmes une belle instruction. La nouvelle du concours ouvert par ordre du roi, pour la découverte de la recette de la soupe à la brochette, arriva jusqu'à nous. Ma vieille grand-mère se souvint qu'un jour elle avait entendu un des serviteurs de la bibliothèque lire tout haut, dans un des livres, ce passage: «Le poète est un magicien; il peut faire de la soupe rien qu'avec une brochette.» Ma grand-mère me demanda si je me sentais poète; je ne savais même pas ce que cela pouvait être.

– Allons, me dit-elle, il te faut voyager, et tâcher d'apprendre comment l'on devient poète.

– C'est au-dessus de mes moyens, répliquai-je. Mais ma grand-mère, qui avait souvent écouté ce qu'on lisait dans la bibliothèque, me dit que, d'après les plus savantes autorités, il y avait trois ingrédients pour faire un poète: de l'intelligence, de l'imagination et du sentiment.

– Si tu te procures ces trois choses, dit-elle, tu seras poète, et alors il te sera facile de préparer cette fameuse soupe. Je partis donc en voyage, à la quête de ces trois qualités; je me dirigeai vers l'ouest. L'intelligence, m'étais-je dit, est la principale des trois; les deux autres sont bien moins estimées dans ce monde: donc je m'attachai à acquérir d'abord l'intelligence. Mais où la trouver?» Regarde la fourmi, et tu apprendras la sagesse», a dit un certain roi des Israélites, comme ma grand-mère l'avait encore entendu lire. Donc je marchai sans m'arrêter, jusqu'à ce que j'eusse rencontré la première grande fourmilière. Là, je me mis aux aguets, pour saisir la sagesse au gîte. Les fourmis sont un petit peuple bien respectable; elles ne sont qu'intelligence d'outre en outre. Tout, chez elles, se passe comme un problème de mathématique qui se résout bien méthodiquement. Travailler, travailler sans cesse et pondre des oeufs, c'est là, disent-elles, remplir ses devoirs vis-à-vis du présent et de l'avenir, et elles ne font pas autre chose. Elles se divisent en supérieures et en inférieures; le rang est marqué par un numéro d'ordre; la reine porte le numéro un. Son opinion est la seule vraie; elle possède infuse la quintessence de la sagesse. C'était de la plus haute importance pour moi; il ne s'agissait plus que de reconnaître la reine au milieu de ces milliers de petites bêtes. J'entendis rapporter plusieurs propos d'elle qui témoignaient en effet d'une raison supérieure; car ils apparurent absurdes à ma pauvre cervelle. Elle prétendait que sa fourmilière était ce qu'il y avait de plus élevé dans ce monde. Cependant, tout à côté se trouvait un arbre qui dépassait la fourmilière d'une centaine de pieds; mais on n'en parlait jamais et, comme les fourmis sont aveugles, le dire de la reine passait pour la vérité même. Un soir, une fourmi égarée se mit à grimper sur l'arbre et, sans monter jusqu'à la cime, parvint cependant plus haut qu'aucune de ses soeurs n'était jamais montée. Lorsqu'elle fut de retour, elle parla de son ascension, et déclara que l'arbre lui semblait bien plus élevé que la fourmilière; cela fut regardé comme une offense à l'honneur de la communauté, et la pauvre fourmi se vit condamnée aux travaux les plus pénibles, tels que charrier les insectes morts, etc. Mais quelque temps après, une autre fourmi se fourvoya également sur l'arbre. Rentrée au bercail, elle parla de son excursion avec prudence et amphibologie, laissant cependant deviner, à qui voulait comprendre, que l'arbre était plus haut que la fourmilière. Comme elle était très considérée, qu'elle était une des dignitaires de la cour, loin de la persécuter comme la première, on plaça sur sa tombe, lorsqu'elle mourut, une coquille d'oeuf en guise de monument, pour éterniser le souvenir de son courage et de sa science. Avec tout cela, je n'avais pu encore découvrir la reine, et j'étais toujours en observation. Je remarquai que les fourmis portaient de temps en temps leurs oeufs à l'air pour les mettre au soleil. Un jour j'en vis une qui ne pouvait plus ramasser son oeuf pour le rentrer. Deux autres accoururent pour l'aider; mais elles étaient elles-mêmes chargées chacune d'un oeuf; en secourant leur compagne, elles faillirent laisser tomber leur fardeau. Aussitôt elles s'en furent, laissant la pauvrette dans l'embarras.

– Voilà qui est bien agi, c'est la sagesse même, entendis-je une voix s'écrier; chacun est son plus proche prochain. Nous autres fourmis, nous ne nous y trompons jamais; nous naissons toutes raisonnables. Cependant, parmi nous toutes, c'est moi qui ai la plus haute raison. À ces mots je vis, au milieu de la foule qui grouillait, une fourmi se dresser orgueilleusement sur ses pattes de derrière. Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était la reine. Je la happai d'un coup de langue et je l'avalai. Je possédais donc la sagesse et l'intelligence. Ce n'était pas assez. Je me mis à mon tour à grimper sur l'arbre qui ombrageait la fourmilière: c'était un beau chêne, déjà plus que séculaire; il avait à sa cime une magnifique couronne. Je savais par ma grand-mère que les arbres sont habités par des êtres particuliers, des dryades, une nymphe qui naît avec l'arbre et qui meurt avec lui. En effet, au sommet, dans un creux de l'arbre, se trouvait une jeune fille d'une beauté surhumaine, ce qui ne l'empêcha pas de pousser un cri d'effroi en m'apercevant. Comme toutes les femmes, elle avait peur des souris; de plus, elle savait que j'aurais pu ronger l'écorce de l'arbre auquel son existence était attachée. Je lui dis de bonnes paroles et la rassurai sur mes intentions; elle me prit dans la main et me caressa doucement. Je lui contai pourquoi je m'étais hasardée à courir le monde. Elle me promit que le soir même, peut-être, je posséderais une des deux choses qui me manquaient pour devenir poète.

– Le beau Phantasus, dit-elle, le dieu de l'imagination, vient souvent se reposer sur ce chêne, dont il aime le tronc noueux et puissant, les fortes racines, la majestueuse couronne qui, en hiver, brave la tempête et les neiges, et en été, forme ce magnifique dôme de verdure d'où l'on domine le vaste paysage que tu vois devant toi. Les oiseaux, qui y abondent, chantent leurs aventures dans les contrées lointaines; la cigogne dont le nid est accroché là-bas, à la seule branche morte, nous raconte même les merveilles du pays des Pyramides.» Tout cela plaît à Phantasus; il aime aussi à m'entendre faire le récit de ma vie. Tout à l'heure il doit venir me voir. Cache-toi en bas, sous cette touffe de muguet; je trouverai bien moyen, pendant qu'il sera perdu dans ses rêveries, de lui arracher une petite plume de son aile; jamais poète n'en aura eu de pareille.» Et, en effet, le brillant Phantasus arriva; la bonne dryade lui enleva une plume de ses ailes aux mille couleurs, et me la donna. Je la mis dans l'eau pour la rendre moins coriace, puis, avec assez de peine encore, je la rongeai. Je me trouvai donc posséder intelligence et imagination; restait le sentiment. Je retournai à la bibliothèque; je savais qu'elle contenait beaucoup de ces bons romans qui sont destinés à délivrer les humains de leur trop plein de larmes, et qui sont comme des éponges pour pomper les sentiments. Je me souvenais qu'on les reconnaissait à l'air appétissant du papier. J'en attaquai un, puis un second; je commençai à ressentir dans tout mon être des tressaillements étranges. J'en dévorai un troisième: j'étais poète; il n'y avait plus à en douter. J'avais des maux de tête, des maux de ventre, des douleurs partout; j'étais dans une agitation continuelle. Et, maintenant, comment faire la soupe à la brochette? Mon imagination me fournit force situations, histoires, anecdotes, proverbes où se trouve une brochette, ou ce qui y ressemble, un bâtonnet, un petit morceau de bois. Rien de plus amusant et de plus récréatif; c'est bien mieux qu'une vraie soupe. Ainsi, je vais commencer par narrer à Votre Majesté le conte où, d'un coup d'une petite baguette, la bonne fée transforma Cendrillon et tous les objets de la cuisine; demain ce sera une autre histoire, et ainsi de suite.

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