Kennedy demeura méditatif. Des rides creusèrent son front. Ses doigts jouèrent avec sa longue moustache blonde.
– Vous vous êtes trahi, Burger! fit-il enfin. Vos paroles ne cadrent qu’avec une seule hypothèse: vous avez découvert de nouvelles catacombes.
– Je pensais bien que vous seriez parvenu à cette conclusion au premier coup d’œil sur ma collection.
– C’est-à-dire que mon coup d’œil me l’avait fait supposer; mais votre remarque transforme ma supposition en certitude. Il n’y a pas d’endroits, en dehors des catacombes, qui pourraient contenir une telle quantité de vestiges, de reliques…
– D’accord! Là-dessus, pas de mystère… J’ai découvert de nouvelles catacombes.
– Où cela?
– Ah, cher Kennedy, c’est mon secret! Qu’il me suffise de vous dire que leur emplacement est si invraisemblable qu’il n’y a pas une chance sur un million pour qu’un autre curieux mette le nez dessus. Elles datent d’une époque différente de toutes celles qui sont déjà connues; elles étaient réservées à l’ensevelissement des chrétiens les plus considérables; d’où il s’ensuit que les vestiges et les reliques qui s’y trouvent ne ressemblent absolument pas à tout ce qui a été découvert jusqu’ici. Si je ne connaissais pas votre savoir et votre énergie, mon ami, je n’hésiterais pas, sous le sceau du secret, à tout vous dire. Mais étant donné votre personnalité, je pense que je ferais mieux de préparer mon rapport personnel avant de m’exposer à une concurrence aussi formidable!
Kennedy aimait son métier d’un amour qui confinait à la manie (un amour auquel il restait fidèle au sein de toutes les distractions à portée d’un jeune homme riche et sensuel). Il était également ambitieux; mais son ambition passait après le plaisir et l’intérêt purement abstraits qu’il vouait à tout ce qui concernait la vie et l’histoire de la Rome antique. Il avait une envie folle de voir ce nouveau souterrain qu’avait découvert son camarade.
– Écoutez, Burger! reprit-il très sérieusement. Je vous assure que vous pouvez me faire aveuglément confiance. Je n’écrirais rien sur ce que je verrais sans votre autorisation expresse. Je comprends vos sentiments. Ils sont tout à fait naturels. Mais vous n’auriez absolument rien à redouter de moi. Par contre, si vous ne me mettez pas dans la confidence, je vais me livrer à une recherche systématique, et je finirai bien par découvrir vos nouvelles catacombes. Dans ce cas, bien sûr, j’en ferai l’usage qui me plaira, puisque je ne serai pas votre obligé.
Burger sourit par-dessus son cigare.
– J’ai observé, ami Kennedy, dit-il, que lorsque j’ai besoin d’un renseignement quelconque, vous n’êtes pas toujours disposé à me le fournir aussi vite.
– Quand vous ai-je jamais refusé quelque chose?
Rappelez-vous, au contraire: c’est moi qui vous ai remis tout le matériel pour votre article sur le temple des vestales…
– Oui, mais l’affaire n’était pas aussi importante! Si je vous questionnais sur un sujet intime, je me demande si vous me répondriez! Or, ces nouvelles catacombes sont pour moi un sujet très intime, et en échange j’aimerais bien recevoir de vous quelques confidences…
– Je ne vois pas où vous voulez en venir, fit l’Anglais. Mais si vous sous-entendez que vous ne répondrez à ma question sur ces nouvelles catacombes qu’à la condition que je réponde moi-même à toute question qu’il vous plairait de me poser, je vous dis: d’accord!
– Eh bien alors, déclara Burger en prenant ses aises dans son fauteuil et en soufflant un grand anneau de fumée bleue, racontez-moi donc la vérité sur vos relations avec Mademoiselle Mary Saunderson.
Kennedy sauta sur ses pieds et lança un regard furieux à son camarade impassible.
– Qu’est-ce que diable cela signifie? s’écria-t-il. En voilà une question! Vous avez peut-être cru faire une bonne plaisanterie: vous n’en avez jamais fait de plus mauvaise!
– Non, répliqua Burger avec simplicité. Les détails de cette affaire m’intéressent. Je ne connais pas grand-chose du monde, des femmes, de la vie mondaine, et de ce genre d’histoires; un incident pareil exerce sur moi la fascination de l’inconnu. Vous, je vous connais. Elle, je la connaissais de vue… je lui avais même parlé une ou deux fois. Vraiment je désirerais beaucoup entendre de votre propre bouche le récit exact de ce qui s’est passé entre vous.
– Je ne vous en dirai pas un mot!
– À votre guise. Mettons qu’il s’agissait d’un caprice. Je voulais voir si vous divulguiez un secret aussi facilement que moi, selon vous, j’allais livrer celui de mes catacombes. Vous voulez garder votre secret? Soit! Je m’y attendais. Mais pourquoi pensiez-vous que moi, je ne garderais pas le mien?… Allons, dix heures sonnent à l’église Saint-Jean: il est temps que je rentre chez moi.
– Non, attendez un moment! supplia Kennedy. De votre part ce caprice m’étonne, Burger! Vouloir connaître une histoire d’amour dont le dénouement remonte à plusieurs mois… Savez-vous comment nous considérons l’homme qui publie ses bonnes fortunes? comme le plus beau salaud du monde.
– Naturellement! approuva l’Allemand en reprenant son panier. Quand un homme commet une indiscrétion à l’égard d’une femme que nul ne soupçonnait, cet homme-là est ce que vous avez dit. Mais vous n’ignorez pas que tout Rome a parlé de votre histoire. Je ne vois donc pas le tort que vous feriez à Mademoiselle Mary Saunderson en me la racontant. Enfin je respecte vos scrupules… et je vous souhaite une bonne nuit.
– Attendez! Attendez un peu!…
Kennedy posa une main sur le bras de Burger et ajouta:
– Cette affaire de catacombes m’excite beaucoup, et je ne vous lâcherai pas aussi facilement! Vous ne voudriez pas me poser une autre question en échange?… Une question moins excentrique?
– Non, pas du tout! répondit Burger en suspendant son panier à son bras. Vous avez refusé; n’en parlons plus! Sans aucun doute avez-vous tout à fait le droit de vous taire. Et sans aucun doute j’ai moi aussi tout à fait le même droit! Donc encore une fois bonne nuit, mon cher Kennedy.
L’Anglais regarda Burger traverser la pièce. L’Allemand avait la main sur le loquet de la porte quand son hôte le rappela avec l’air de quelqu’un qui essaie de faire bonne figure devant l’inévitable.
– Arrêtez, mon vieux! Je vous trouve complètement ridicule, mais puisque c’est le sine qua non, il faut bien que je me soumette à vos conditions, n’est-ce pas? Je déteste parler d’une femme; néanmoins vous avez raison: tout Rome est au courant, et je ne crois pas vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà. Qu’est-ce que vous désirez savoir?
L’Allemand revint lentement près du poêle, posa à terre son panier, et retomba dans son fauteuil.
– Puis-je avoir un autre cigare? demanda-t-il. Merci beaucoup! Je ne fume jamais quand je travaille, mais je profite davantage d’une conversation quand je suis sous l’influence du tabac. Maintenant, venons-en à la jeune demoiselle avec qui vous avez eu cette petite aventure. Qu’est-elle devenue?