Peut-être aussi a-t-il formé le projet de chercher une autre dame, dont l’empire chasse plus vite de son cœur son premier amour. Ne dit-on pas que c’est ainsi qu’un clou chasse l’autre? Mais en y songeant davantage Bradamante revoit Roger tel qu’il est, c’est-à-dire plein de la foi qu’il lui a jurée.
Elle se reproche d’avoir un seul instant prêté l’oreille à cette supposition injuste et absurde. Ainsi Roger est tour à tour accusé et défendu par ses propres pensées. Elle écoute l’une et l’autre, et se livre tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là, sans pouvoir se résoudre à en adopter une. Cependant elle penche vers celle qui est la plus douce à son cœur, et elle s’efforce de repousser l’autre.
Parfois aussi, se rappelant ce que Roger lui a dit tant de fois, elle s’accuse et se repent, comme si elle avait commis une faute grave, de sa jalousie et de ses soupçons. Comme si Roger était présent, elle se reconnaît coupable et frappe sa poitrine. «J’ai commis une faute – disait-elle – et je le reconnais. Mais celui qui en est la cause a causé bien plus de mal encore.
» C’est Amour qui en est cause; c’est lui qui m’a imprimé au cœur ta belle et ravissante image. C’est lui qui t’a donné la vaillance, l’esprit et la vertu dont chacun parle. Aussi me paraît-il impossible qu’en te voyant toute dame ou damoiselle ne se sente pas éprise de toi, et ne mette tout en œuvre pour t’enlever à mon amour et te soumettre au leur.
» Hélas! qu’Amour n’a-t-il imprimé tes pensées dans les miennes, comme il y a imprimé ton visage! Je suis bien sûre que je les trouverais telles que je les crois sans les voir, et que je serais si éloignée d’en être jalouse, que je ne me ferais pas, comme en ce moment, une pareille injure, une peine qui non seulement me brise et m’abat, mais qui finira par me tuer.
» Je ressemble à l’avare dont les pensées sont tellement tournées vers le trésor qu’il a enfoui, qu’il ne peut vivre en paix, et tremble toujours qu’on le lui ait dérobé. Maintenant que je ne te vois plus, que je ne te sens plus auprès de moi, ô Roger, la crainte a sur moi plus de pouvoir que l’espérance. J’ai beau traiter cette crainte de menteuse et la croire vaine, je ne puis m’empêcher de m’y abandonner.
» Mais ton visage joyeux, maintenant caché à mes regards en je ne sais quel lieu du monde, ô mon Roger, n’aura pas plus tôt frappé mes yeux de sa vive lumière, que mes fausses terreurs disparaîtront, ne laissant plus de place qu’à l’espérance. Ah! reviens à moi, Roger, reviens et rends-moi l’espérance que la crainte a quasi tuée en mon cœur!
» De même qu’après le coucher du soleil l’ombre s’épaissit et inspire la terreur, et que, lorsqu’il resplendit de nouveau, les ténèbres diminuent et toute crainte s’envole; ainsi sans Roger j’éprouve de la peur, et si je vois Roger la peur s’efface aussitôt. Ah! reviens à moi, Roger; reviens avant que la crainte n’ait complètement chassé l’espérance!
» De même que, la nuit, la moindre étincelle brille d’une vive lueur, et s’éteint subitement dès que le jour paraît, ainsi, quand je suis privée de mon soleil, la peur me montre son spectre hideux. Mais dès qu’il reparaît à l’horizon, la crainte fuit et l’espérance revient. Reviens, reviens à moi, ô chère lumière, et chasse la peur malsaine qui me consume!
» Lorsque le soleil s’éloigne de nous et que les jours se raccourcissent, la terre perd toutes ses beautés. Les vents frémissent, et portent à leur suite les glaces et les neiges. Ainsi quand tu détournes de moi tes doux rayons, ô mon beau soleil, mille terreurs funestes s’abattent sur moi, et font dans mon cœur un âpre hiver plus d’une fois dans l’année.
» Ah! reviens vers moi, ô mon soleil; reviens, et ramène le doux printemps si désiré! Viens fondre les glaces et les neiges et rasséréner mon esprit troublé par de sombres vapeurs!» Semblable à Progné qui se lamente, ou à Philomèle qui était allée chercher de la pâture pour ses petits et qui retrouve le nid vide, ou bien encore à la tourterelle qui pleure sa compagne perdue,
Bradamante se plaint et se désespère. Elle craint que son Roger ne lui ait été ravi. Son visage est la plupart du temps baigné de larmes, mais elle se cache le plus qu’elle peut pour pleurer. Oh! combien elle se plaindrait davantage si elle savait ce qu’elle ignore; si elle savait que son époux est en prison, où il endure de cruels tourments, et où il attend une mort affreuse!
La cruauté dont la méchante vieille use envers le brave chevalier qu’elle tient prisonnier et qu’elle se prépare à faire mourir au milieu de tourments nouveaux et de supplices inouïs, parvient enfin, grâce à la Bonté suprême, aux oreilles du généreux fils de César. Celui-ci ne peut consentir à laisser périr un guerrier si vaillant, et il forme le projet de lui venir un aide.
Le généreux Léon qui aime Roger, sans savoir encore que c’est Roger, et simplement parce qu’il a été touché de cette vaillance qu’il proclame unique au monde et qui lui semble surhumaine, cherche le moyen de le sauver. Il ourdit enfin une trame fort habile, et qui lui permettra de sauver Roger, sans que sa cruelle tante puisse s’en offenser et lui faire de reproches.
Il va trouver en secret le geôlier de la prison, et lui dit qu’il voulait voir le chevalier avant que la sentence capitale prononcée contre lui n’ait reçu son exécution. La nuit venue, il prend avec lui un de ses plus fidèles serviteurs, plein de force et d’audace, et tout à fait apte à un coup de main; il s’arrange ensuite de façon que le geôlier, sans dire à personne qu’il est Léon, vienne lui ouvrir.
Le geôlier, sans prendre aucun de ses acolytes avec lui, conduit secrètement Léon et son compagnon à la tour où est gardé le malheureux condamné au dernier supplice. Arrivés dans la tour, et comme le geôlier leur tourne le dos pour ouvrir la trappe, Léon et son compagnon lui jettent un nœud coulant autour du cou, et l’étranglent sur l’heure.
Ils ouvrent la trappe, et Léon y descend, suspendu à une corde qu’ils avaient apportée à cette intention, et tenant à la main une torche allumée. Il trouve Roger plongé dans une obscurité profonde, enchaîné et couché sur un grabat baignant à moitié dans l’eau. Ce lieu infect l’aurait à lui seul fait mourir au bout d’un mois, et même en moins de temps.
Léon, saisi de grande pitié, embrassa Roger et lui dit: «Chevalier, ta haute vaillance m’a lié indissolublement à toi d’une volontaire et éternelle amitié. Tes intérêts me sont plus chers que les miens, et pour te sauver j’expose ma propre vie. L’amitié que je porte à mon père et à toute ma famille passe après ton affection.
» Tu me comprendras mieux quand tu sauras que je suis Léon, fils de Constantin, et que je viens te sauver, comme tu vois, en personne, bravant le danger d’être chassé à jamais par mon père, s’il vient à savoir ce que je fais pour toi. Tu as mis ses gens en déroute et tu lui en as tué la plus grande partie devant Belgrade; c’est pourquoi il te hait.»
Il poursuit en lui disant tout ce qu’il pense de nature à le rappeler à l’amour de la vie. Pendant ce temps, il le débarrasse de ses chaînes. Roger lui dit: «Je vous ai une reconnaissance infinie; cette vie que vous me donnez, j’entends qu’elle vous soit rendue à quelque heure que vous la demandiez, et toutes les fois que vous aurez besoin que je l’expose pour vous.»