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Ungiard, par les fuyards qui s’étaient réfugiés dans la ville – et il en était arrivé une grande quantité, tous n’ayant pas pu passer sur les ponts – savait quel carnage il avait été fait de l’armée des Grecs qui avait été à moitié détruite, et comment un seul chevalier avait causé la déroute d’une des deux armées et le salut de l’autre.

Il s’étonne que ce chevalier soit venu donner lui-même de la tête dans ses filets, et sans qu’il ait eu la peine de lui donner la chasse. Il témoigne de sa satisfaction par son air, par ses gestes et par ses paroles joyeuses. Il attend que Roger soit endormi; puis il envoie sans bruit des gens chargés de saisir dans son lit le brave chevalier qui n’avait aucun soupçon.

Roger, accusé par son propre écu, resta prisonnier dans la cité de Novengrade, aux mains d’Ungiard, homme des plus cruels, et qui se réjouit fort de cette aventure. Que pouvait faire Roger qui était tout nu, et qui fut chargé de liens avant même d’être réveillé? Ungiard dépêche en toute hâte un courrier en estafette, pour annoncer la nouvelle à Constantin.

Pendant la nuit, Constantin avait fait entièrement évacuer les bords de la Saxe par ses troupes, et les avait ramenées avec lui à Beltech, ville appartenant à son beau-frère Androphile, père du chevalier que Roger, maintenant prisonnier du féroce Ungiard, avait transpercé de part en part, comme s’il eût été de cire.

L’empereur avait fait fortifier les remparts et réparer les portes, car il redoutait une nouvelle attaque des Bulgares, et il craignait qu’ayant à leur tête un guerrier si redoutable, ils ne fissent plus que de lui faire peur, et ne détruisissent le reste de son armée. Mais, dès qu’il apprend que ce guerrier est prisonnier, il ne redoute plus les Bulgares, quand bien même le monde entier serait avec eux.

L’empereur nage dans une mer de lait; dans sa joie, il ne sait plus ce qu’il fait. Il affirme d’un air satisfait que les Bulgares sont défaits d’avance. L’empereur, dès qu’il a appris la capture du guerrier étranger, est aussi sûr de la victoire que celui qui irait au combat après avoir fait rompre les bras à son ennemi.

Le fils n’a pas moins sujet que son père de se réjouir; outre qu’il espère reconquérir Belgrade, et subjuguer tout le pays des Bulgares, il forme aussi le projet de gagner l’amitié du guerrier étranger et de l’attacher à son service. Une fois qu’il l’aura pour compagnon d’armes, il n’enviera ni Renaud ni Roland à Charlemagne.

Mais Théodora est bien loin d’approuver les mêmes sentiments. Roger a tué son fils en lui plongeant, sous la mamelle, sa lance qui est ressortie d’une palme derrière l’épaule. Elle se jette aux pieds de Constantin, dont elle est la sœur, et par les larmes abondantes qui coulent sur son sein, elle cherche à l’attendrir et à gagner son cœur à la pitié.

«Seigneur – lui dit-elle – je ne me lèverai point que tu ne m’aies accordé de me venger du félon qui a tué mon fils, maintenant que nous le tenons prisonnier. Outre que mon fils était ton neveu, tu sais combien il t’aimait, et quelles actions d’éclat il avait accomplies pour toi. Ne serais-tu pas coupable de ne point tirer vengeance de son meurtrier?

» Prenant notre deuil en pitié, Dieu a permis que ce cruel quittât les champs et vînt, comme un oiseau, se prendre au vol dans nos filets, afin que, sur la rive du Styx, mon fils ne reste pas plus longtemps sans vengeance. Donne-moi ce prisonnier, seigneur, et permets que j’apaise ma douleur par son supplice.»

Ainsi elle pleure, ainsi elle se lamente, ainsi elle supplie. Et, bien que Constantin ait voulu à plusieurs reprises la relever, elle ne veut point le faire avant qu’il ne lui ait accordé ce qu’elle demande. Ce que voyant, l’empereur ordonne qu’on aille chercher le prisonnier, et qu’on le remette aux mains de Théodora.

Pour ne pas la faire attendre, on va, le jour même, chercher le guerrier de la licorne, et on le remet sans plus de retard aux mains de la cruelle Théodora. Celle-ci estime que le faire écorcher vif, et le faire mourir publiquement au milieu des opprobres et des outrages, est une peine trop douce; elle cherche un supplice plus nouveau et plus atroce.

En attendant, la cruelle femme le fait jeter, les mains, les pieds et le cou pris dans une lourde chaîne, au fond d’une tour obscure, où n’entrait jamais le moindre rayon de soleil. Elle lui fit donner pour toute nourriture un peu de pain moisi; elle le laissa même pendant deux jours privé de tout aliment. Elle le donna à garder à des gens qui étaient encore plus disposés qu’elle à le maltraiter.

Ah! si la belle et vaillante fille d’Aymon, si la magnanime Marphise avaient su que Roger était en prison, torturé de cette façon, l’une et l’autre auraient risqué leur vie pour le sauver. Pour voler à son secours, Bradamante aurait fait taire tout respect pour Béatrix et Aymon.

Cependant Charles, se rappelant la promesse qu’il a faite à Bradamante de ne pas lui laisser imposer un mari sans que celui-ci ait prouvé qu’il est supérieur en vaillance et en vigueur, fait annoncer sa volonté à son de trompe, non seulement à sa cour, mais sur toutes les terres soumises à son empire. De là, la renommée répand la nouvelle par le monde entier.

Le ban impérial contient l’avis suivant: quiconque prétendra devenir l’époux de la fille d’Aymon devra lutter contre elle, l’épée à la main, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Ce délai passé, si l’adversaire de Bradamante n’a pas été vaincu, la dame se déclarera, sans plus de contestation, vaincue par lui, et ne pourra refuser de le prendre pour mari.

La dame accorde le choix des armes sans s’inquiéter de savoir quels seront ceux qui le réclameront. Elle pouvait en effet le faire sans danger, car elle maniait admirablement toutes les armes, soit à cheval, soit à pied. Aymon, qui ne peut ni ne veut s’opposer à la volonté royale, est enfin forcé de céder; après avoir longtemps hésité, il retourne à la cour avec sa fille.

Bien que Béatrix éprouve encore un vif ressentiment contre sa fille, elle lui fait cependant, par orgueil, revêtir de riches et beaux vêtements, aux broderies et aux couleurs variées. Bradamante revient donc à la cour avec son père, mais, n’y retrouvant pas celui qu’elle aime, la cour est loin de lui paraître aussi belle qu’avant.

De même que celui qui, après avoir vu, en avril et en mai, un beau jardin tout resplendissant de feuillage et de fleurs, le revoit à l’époque où le soleil incline ses rayons vers le pôle austral et raccourcit les jours, et le trouve désert, horrible et sauvage, ainsi, au retour de Bradamante, la cour, où Roger n’est plus, lui paraît tout autre que lorsqu’elle l’a quittée.

Elle n’ose demander des nouvelles de Roger, de peur d’augmenter les soupçons. Mais, sans interroger personne, elle prête l’oreille à tout ce qu’elle entend dire à ce sujet. Elle apprend qu’il est parti, mais elle ne peut parvenir à savoir quelle voie il a prise, car en partant il n’a pas dit un mot à d’autres qu’à l’écuyer qu’il a emmené avec lui.

Oh! comme elle soupire; oh! comme elle tremble en apprenant qu’il s’est enfui; comme elle a peur qu’il ne s’en soit allé afin de l’oublier! Voyant qu’il avait Aymon contre lui, et ayant perdu tout espoir de l’avoir pour femme, ne s’est-il pas éloigné dans l’espérance de se guérir de son amour?

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