Il vit une grande quantité de gluaux; c’étaient, mesdames, vos beautés séduisantes. Il serait trop long de parler dans mes vers de toutes les choses qui lui furent montrées; car après en avoir noté mille et mille, je n’aurais pas fini. On trouve là tout ce qui peut nous arriver. Seule, la folie ne s’y trouve point; elle reste ici-bas, et ne nous quitte jamais.
Astolphe retrouva là de nombreux jours perdus par lui, de nombreuses actions qu’il avait oubliées. Il ne les aurait pas reconnus sous leurs formes diverses, si on ne lui en avait pas donné l’explication. Il arriva ensuite à ce que nous nous imaginons posséder en si grande quantité, que nous ne prions jamais Dieu de nous l’accorder; je veux dire le bon sens. Il y en avait là une montagne aussi grande à elle seule que toutes les autres choses réunies.
C’était comme une liqueur subtile, prompte à s’évaporer si on ne la tient pas bien close. On la voyait recueillie dans des fioles de formes variées, plus ou moins grandes, faites pour cet usage. La plus grande de toutes contenait le bon sens du seigneur d’Anglante, devenu fou. Astolphe la distingua des autres en voyant écrit dessus: Bon sens de Roland.
Sur toutes les autres était pareillement écrit le nom de ceux dont elles renfermaient le bon sens. Le duc français vit ainsi une grande partie du sien. Mais ce qui l’étonna le plus, ce fut de voir qu’un grand nombre de gens qu’il croyait posséder beaucoup de bon sens, avaient là une grande partie du leur.
Les uns l’avaient perdu par l’amour, les autres par l’ambition; d’autres en courant sur mer après les richesses; d’autres en mettant leur espérance sur des princes; d’autres en ajoutant foi aux sottises de la magie; ceux-ci en se ruinant pour des bijoux ou des ouvrages de peinture; ceux-là en poursuivant d’autres fantaisies. Un grand nombre de sophistes, d’astrologues, avaient là leur bon sens; et il y avait aussi celui de beaucoup de poètes.
Astolphe reprit le sien, ainsi que le lui permit l’auteur de l’obscure Apocalypse. Il mit sous son nez la fiole qui le contenait, et la respira tout entière. Turpin convient qu’à partir de ce moment, Astolphe vécut longtemps avec sagesse, mais qu’une faute qu’il commit par la suite lui enleva de nouveau la cervelle.
Astolphe prit la fiole vaste et pleine où était le bon sens qui devait rendre la sagesse au comte. Elle lui parut moins légère qu’il l’aurait cru, étant plus grande que les autres. Avant que le paladin quittât cette sphère pleine de lumière, pour descendre dans une sphère plus basse, il fut conduit par le saint Apôtre dans un palais situé sur le bord d’un fleuve.
Chaque pièce de ce palais était remplie de pelotons de lin, de soie, de coton, de laine, teints de couleurs variées, éclatantes ou sombres. Dans la première pièce, une vieille femme dévidait tous ces fils, ainsi que l’on voit pendant l’été la paysanne tirer de sa quenouille la soie nouvelle humectée d’eau.
Le peloton dévidé, une seconde vieille le portait ailleurs et en remettait un autre. Une troisième choisissait les fils et séparait les beaux d’avec les autres. «À quel travail se livrent-elles là? dit Astolphe à Jean; je ne le comprends pas.» Jean lui répondit: «Les vieilles sont les trois Parques, qui sur de telles trames filent la vie des mortels.
» Tant que dure un peloton, la vie humaine dure, et pas un moment de plus. La Mort et la Nature ont les yeux fixés sur lui, pour savoir l’heure où chacun doit mourir. Les fils qui ont été choisis pour leur beauté par la troisième de ces vieilles, servent à faire les tissus dont est orné le paradis; avec les plus communs on fait les rudes liens qui enchaînent les damnés.
Sur tous les pelotons qui étaient déjà placés en ordre, et choisis pour le second labeur auquel ils étaient destinés, étaient les noms, gravés sur de petites plaques les unes en fer, les autres en argent ou en or. On en avait fait de nombreux tas qu’un vieillard emportait sans jamais en rendre aucun, ni sans paraître jamais las, et auquel il revenait toujours puiser de nouveau.
Ce vieillard était si expéditif et si agile, qu’il paraissait être né pour courir. À chacun de ses voyages, il emportait plein le pan de son manteau des noms ainsi gravés. Où il allait, et pourquoi il faisait ainsi, cela vous sera dit dans l’autre chant, pour peu que vous montriez à m’écouter votre complaisance habituelle.
Chant XXXV
ARGUMENT. – Éloge du cardinal d’Este. Le poète montre comment le temps efface les noms des hommes obscurs, et voue à une immortelle renommée ceux des hommes illustres. – Bradamante défie Rodomont, le jette dans le fleuve et suspend son armure à la tombe d’Isabelle. Elle combat contre Serpentin, Grandonio et Ferragus qu’elle jette tour à tour hors de selle. Elle appelle Roger au combat.
Qui donc, madame, montera au ciel pour m’en rapporter l’esprit que j’ai perdu le jour où le trait qui est parti de vos beaux yeux m’a transpercé le cœur? Je ne me plains pas d’un pareil destin, pourvu qu’il ne s’aggrave pas, mais qu’il reste en l’état où il est. Car je craindrais, si mon mal allait en augmentant, d’en venir au même point que Roland, dont je vous ai décrit la folie.
Pour ravoir mon esprit, m’est avis qu’il n’est pas besoin que je m’élève dans les airs jusqu’au cercle de la lune, ou jusqu’au paradis; je ne crois pas que mon esprit soit placé si haut. Il erre dans vos beaux yeux, sur votre figure si sereine, sur votre sein d’ivoire où s’étalent deux globes d’albâtre. C’est là qu’avec mes lèvres j’irai le poursuivre, si vous voulez que je le reprenne.
Le paladin parcourait ces vastes bâtiments, prenant connaissance des existences futures, après avoir vu dévider sur le rouet les existences déjà ourdies, lorsqu’il aperçut un écheveau qui semblait briller plus que l’or fin. Les pierreries, si l’art pouvait les étirer comme des fils, n’atteindraient pas la millième partie de cet éclat.
Le bel écheveau lui parut merveilleux, car il n’avait pas son semblable parmi une infinité d’autres. Un vif désir lui vint de savoir ce que serait cette vie; et à qui elle était destinée. L’évangéliste ne lui en fit pas un mystère; il lui dit qu’elle apparaîtrait au monde pendant l’année quinze cent vingt du Verbe incarné.
De même que cet écheveau n’avait pas son semblable pour l’éclat et la beauté, ainsi devait être la vie de celui qui en sortirait pour s’illustrer dans le monde. Toutes les grâces brillantes et rares que la mère Nature, l’étude, ou la fortune favorable peuvent accorder à un homme, il en serait perpétuellement et infailliblement doté.
«Entre les cornes formées par les bouches du roi des fleuves – lui dit le vieillard – s’élève maintenant une humble et petite bourgade. Assise sur le Pô, elle est adossée à un gouffre affreux, formé par de profonds marais. Dans la suite des temps, elle deviendra la plus remarquable de toutes les cités d’Italie, non point par ses murailles et ses palais royaux, mais par les belles études et les belles mœurs.
» Une élévation si grande et si subite ne sera point le fait du hasard, ou d’une aventure fortuite. Le ciel l’a ordonné afin que cette cité soit digne que l’homme dont je te parle naisse chez elle: c’est ainsi qu’en vue du fruit à venir, on greffe la branche et qu’on l’entoure de soins; c’est ainsi que le joaillier affine l’or dans lequel il veut enchâsser une pierrerie.