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Les Saints firent un gracieux accueil au chevalier, et le logèrent dans un appartement. Son destrier fut remisé dans une écurie où de bonne avoine lui fut donnée avec abondance. On servit à Astolphe des fruits du paradis, d’une telle saveur, qu’à son avis nos deux premiers parents ne sont pas sans excuse si, pour goûter à ces fruits, ils furent si peu obéissants.

Lorsque l’aventureux duc eut satisfait aux besoins de la nature; qu’il eut pris nourriture et repos, en ces lieux où tous les soins lui furent prodigués, il sortit du lit. C’était l’heure où l’Aurore quittait le vieil époux dont, malgré son grand âge, elle n’est point encore lasse. Le duc vit venir à lui le disciple tant aimé de Dieu,

Qui le prit par la main, et s’entretint avec lui de beaucoup de choses sur lesquelles il faut garder le silence. Puis le vieillard lui dit: «Fils, tu ne sais peut-être pas ce qui se passe en France, bien que tu en viennes. Sache que votre Roland, pour s’être écarté du droit chemin, est puni par Dieu, lequel s’irrite d’autant plus contre ceux qui l’offensent, qu’il les aime mieux.

» Votre Roland, à qui Dieu a donné dès sa naissance une force extraordinaire en même temps qu’une grande vaillance; auquel il a concédé le don surhumain d’être invulnérable, afin qu’il servît de défenseur de sa sainte Foi, de même qu’il constitua jadis Samson pour défenseur des Hébreux contre les Philistins;

» Votre Roland a mal récompensé son Seigneur de tant de bienfaits, en abandonnant le peuple fidèle, au moment même où il aurait dû lui venir le plus en aide. L’incestueux amour d’une païenne l’a tellement aveuglé, qu’à deux reprises déjà il a poussé la cruauté et la colère jusqu’à vouloir donner la mort à son loyal cousin.

» Pour le punir, Dieu a voulu qu’il soit frappé de folie, et qu’il aille montrant dans toute leur nudité son ventre, sa poitrine et ses flancs. Son intelligence est à ce point troublée, qu’il ne peut reconnaître personne, et encore moins se reconnaître lui-même. C’est ainsi que l’Écriture nous apprend que Dieu voulut punir aussi Nabuchodonosor, en l’envoyant, pendant sept ans, dans le corps d’un bœuf furieux, paître l’herbe et le foin.

» Mais la faute du paladin ayant été moindre que celle de Nabuchodonosor, trois mois seulement lui ont été assignés pour s’en laver. Si le Rédempteur t’a permis de monter jusqu’ici, en passant par un si périlleux chemin, c’est uniquement pour que tu apprennes comment il faut rendre à Roland sa raison.

» Il est vrai qu’il te faut faire avec moi un nouveau voyage, et abandonner la terre. J’ai à te conduire dans le cercle de la Lune, qui est la planète la plus proche de nous. C’est là, en effet, que se trouve le remède qui peut rendre la sagesse à Roland. Dès que la lune brillera cette nuit sur notre tête, nous nous mettrons en chemin.»

L’entretien roula ce jour-là sur ce sujet et sur beaucoup d’autres. Mais quand le soleil se fut couché dans la mer, et que la lune eut montré au-dessus d’eux sa corne, on apprêta pour Astolphe et son compagnon un char qui servait à parcourir les cieux tout à l’entour. C’était celui qui avait enlevé Élie aux regards des mortels, dans les montagnes de la Judée.

Le saint Évangéliste y attela quatre destriers plus rouges que la flamme; puis, s’étant assis avec Astolphe, il prit les rênes, et lança les coursiers vers le ciel. Le char, décrivant des cercles, s’éleva dans l’air, et ils parvinrent bientôt au milieu du feu éternel. Grâce à la présence du vieillard, ils le passèrent miraculeusement sans ressentir son ardeur.

Ils traversèrent toute la sphère du feu, et arrivèrent au royaume de la Lune. Toute cette région brillait comme l’acier qui n’aurait eu aucune souillure. Les voyageurs trouvèrent la lune égale, ou peu s’en fallait, au globe de la terre, y compris la mer qui l’entoure et la serre.

Là, Astolphe éprouva un double étonnement, ce fut de voir si grande cette région qui, vue de nos campagnes terrestres, semble une petite assiette; puis, en regardant en bas, de n’apercevoir que difficilement la terre et les mers qui l’entourent. Le manque de lumière faisait qu’en effet on la distinguait à peine.

Les fleuves, les lacs, les campagnes sont, là-haut tout autres que ceux qu’on voit chez nous. Les plaines, les vallées, les montagnes sont toutes différentes. Il en est de même des cités et des châteaux. Le paladin n’avait jamais rien vu jusqu’alors, et depuis ne vit jamais rien de si beau. Il y a de vastes et sauvages forêts, où les nymphes chassent éternellement les bêtes fauves.

Le duc ne s’arrêta pas à examiner tout ce qu’il voyait, car il n’était point venu pour cela. Le saint Apôtre le conduisit dans un vallon resserré entre deux montagnes. Là, ô merveille! était rassemblé tout ce qui se perd par notre faute, ou par la faute du temps ou de la Fortune. Tout ce qui se perd ici-bas se retrouve là-haut.

Je ne parle point des royaumes, ou des richesses que la roue mobile de la Fortune bouleverse, ni de ce que celle-ci n’a pas le pouvoir d’enlever ou de donner. Là-haut sont accumulées les réputations que le temps dévore à la longue comme un ver rongeur; les prières et les vœux que nous, pécheurs, nous adressons à Dieu.

Les larmes et les soupirs des amants, le temps inutilement perdu au jeu, la longue oisiveté des hommes ignorants, les vains projets qui ne se réalisent jamais, les désirs inassouvis, sont en si grand nombre qu’ils encombrent la plus grande partie de ces lieux. En somme, ceux qui montent là-haut peuvent y retrouver tout ce qu’ils ont perdu.

Le paladin, passant au milieu de tous ces monceaux de choses diverses, interrogeait son guide sur les unes et sur les autres. Ayant aperçu une montagne formée de vessies gonflées, d’où semblaient sortir des cris tumultueux, il apprit qu’elles renfermaient l’antique gloire des Assyriens, des Lydiens, des Perses et des Grecs, qui jadis furent si célèbres, et dont le nom est maintenant presque effacé.

Il vit ensuite un amas d’hameçons d’or et d’argent. C’étaient les dons que l’on prodigue, dans l’espoir d’une récompense, aux rois, aux princes avares et aux maîtres. Il vit des lacs cachés sous des guirlandes, et ayant demandé ce que c’était, on lui dit qu’il s’agissait des adulations de toute espèce. Les vers qui se font à la louange des princes, ressemblent là à des cigales crevées.

Il vit les amours malheureux sous la forme de chaînes d’or et de pierres précieuses. Il vit des griffes d’aigles, et il apprit qu’elles avaient été le pouvoir que les princes confèrent à leurs sujets. Les soufflets et les pots cassés qu’il apercevait autour de lui, avaient été les faveurs vaines que les princes accordent, pendant un temps, à leurs Ganymèdes, et que ceux-ci voient disparaître avec la fleur de leurs années.

Des ruines de cités et de châteaux gisaient pêle-mêle avec de grands trésors. Il demanda ce que cela signifiait, et il apprit que c’étaient là ces ligues, ces conjurations si mal cachées qu’on les découvre toujours. Il vit des serpents à figure de femme; ils représentaient les œuvres des faux monnayeurs et des larrons. Il vit un grand nombre de bouteilles brisées de toutes formes; c’étaient les courbettes des malheureux courtisans.

Il vit une grande masse de soupe renversée; il demanda à son guide ce que c’était. Ce sont, lui dit celui-ci, les aumônes qu’on laisse après la mort. Il passa près d’une montagne composée de fleurs variées, qui répandaient autrefois une bonne odeur, et qui maintenant exhalent une puanteur très forte. C’était le don – si on peut l’appeler ainsi – que fit Constantin au bon pape Sylvestre.

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