Toutes ces statues entouraient un espace rond, pavé de corail, maintenu constamment dans une fraîcheur délicieuse par l’eau pure et limpide comme du cristal qui s’échappait au dehors par un canal. Ce canal allait féconder, en l’arrosant, un pré aux riantes couleurs vertes, azurées, blanches et jaunes. L’eau, courant par de nombreuses rigoles, portait la vie aux plantes et aux arbrisseaux.
Le paladin se tenait à table, raisonnant avec son hôte si courtois; de temps en temps, il lui rappelait de tenir sans plus différer ce qu’il lui avait promis. En attendant, il le regardait, et il avait remarqué qu’il avait le cœur oppressé d’un grand chagrin, car il ne se passait guère de moment sans qu’un cuisant soupir s’échappât de ses lèvres.
Souvent la parole, poussée par le désir, vint jusque sur les lèvres de Renaud, prêt à renouveler sa demande; mais la courtoisie l’arrêtait aussitôt et ne lui permettait pas de la laisser sortir au dehors. Soudain, le repas terminé, un jeune page, averti par le majordome, plaça sur la table une belle coupe d’or fin, ornée à l’extérieur de pierres précieuses, et remplie de vin.
Le châtelain se mit alors à sourire, et leva les yeux sur Renaud; mais à qui l’aurait bien examiné, il eût fait l’effet de quelqu’un plus disposé à pleurer qu’à rire. Il dit: «Le moment me semble venu de satisfaire ta curiosité, et de te montrer un chef-d’œuvre qui doit être précieux pour quiconque a femme à son côté.
» À mon avis, chaque mari doit sans cesse épier sa femme pour savoir si elle l’aime, si elle lui fait honneur par sa conduite, ou si elle le déshonore; si, en un mot elle en fait une bête, ou si elle le traite comme un homme. Le poids des cornes est le plus léger qui soit au monde, bien que le plus outrageant. Presque tous les autres le voient, celui-là seul qui l’a sur la tête ne le sent jamais.
» Si tu sais que ta femme est fidèle, tu as un motif pour l’aimer et l’honorer davantage; il n’en est pas de même de celui qui sait que sa femme est coupable, ou de celui qui doute d’elle et qui souffre de ce doute. Beaucoup de femmes, chastes et vertueuses, sont soupçonnées à tort par leurs maris. Beaucoup de maris, au contraire, sont dans la plus grande confiance à l’endroit de leurs épouses, qui vont le chef orné de cornes.
» Si tu désires savoir si ta femme est chaste – comme je crois que tu le penses et que tu dois le penser, car croire le contraire serait un tourment inutile si tu ne pouvais t’assurer de la vérité par des preuves – tu peux l’apprendre toi-même sans que personne ait à te le dire, en buvant dans ce vase. Je ne l’ai pas fait apporter sur cette table pour un autre motif que pour te montrer ce que je t’ai promis.
» Si tu y bois, tu verras se produire un effet surprenant. Si tu portes le cimier de Cornouailles, le vin se répandra entièrement sur ta poitrine, sans que tu puisses en faire entrer une gouttelette dans ta bouche. Si tu as une épouse fidèle, tu boiras tout. Or il t’appartient de connaître ton sort.» À ces mots, l’hôte s’apprête à regarder si le vin va se répandre sur la poitrine de Renaud.
Renaud, presque décidé à savoir ce qu’ensuite il sera peut-être très fâché d’avoir appris, avance la main et prend le vase. Il va pour tenter l’épreuve; mais, sur le point d’y porter les lèvres, une pensée vient l’arrêter. Mais permettez, seigneur, que je me repose; puis je vous dirai ce que le paladin répondit.
Chant XLIII
ARGUMENT. – Renaud entend raconter deux nouvelles, l’une contre les femmes, l’autre contre les hommes qui se laissent vaincre par l’ignoble passion de l’avarice. Après un long chemin sur terre et sur mer, Renaud arrive à Lampéduse, au moment où venait de se terminer le combat entre les paladins et les païens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage d’Agrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dépouilles mortelles de Brandimart. De là, ils vont à l’ermitage où est Roger, devenu déjà chrétien. Le bon ermite rend la santé à Olivier et à Sobrin qui se fait aussi baptiser.
Ô exécrable avarice, ô insatiable soif de l’or, je ne m’étonne pas que tu puisses si facilement t’emparer d’une âme vile et déjà souillée d’autres vices; mais ce que je ne puis comprendre, c’est que tu tiennes dans tes liens, que tu déchires de ton même ongle crochu ceux qui, par leur grandeur d’âme, auraient mérité une éternelle gloire, s’ils avaient pu échapper à ton atteinte.
Celui-ci mesure la terre, la mer et le ciel; il connaît à fond les causes et les effets de toutes les forces de la nature; il va jusqu’à scruter les volontés de Dieu. Mais s’il vient à être mordu de ton venin mortel, il n’a plus d’autre souci que d’entasser des trésors. Cette seule pensée le domine; il y place tout son salut, toute son espérance.
Celui-là met les armées en déroute, et force les portes des villes de guerre. On le voit, cœur intrépide, se jeter le premier dans les aventures périlleuses, et s’en retirer le dernier. Mais il ne peut éviter d’être pris pour le reste de ses jours dans tes filets ténébreux. Combien d’autres, qui se seraient illustrés dans les arts et dans les sciences, n’as-tu pas plongés dans l’obscurité!
Et que dirai-je de certaines belles et grandes dames? Pendant longtemps, je les vois garder à leurs amants une fidélité plus ferme, plus inébranlable qu’une colonne. Mais voici venir l’Avarice qui semble les transformer comme par enchantement. En un jour, qui le croirait? elle les jette, sans amour, en proie à un vieillard, à un scélérat, à un monstre.
Ce n’est pas sans raison que je m’en indigne; m’entende qui pourra; pour moi, je m’entends bien. Dans tous les cas, je ne m’écarte pas de mon sujet, et je n’oublie pas le thème de mon chant. Mais je ne veux rien ajouter à ce que je viens de vous dire, pas plus qu’à ce que je vais vous raconter. Revenons au paladin qui avait été sur le point d’essayer la vertu de la coupe.
Je vous disais qu’au moment d’y porter les lèvres, une pensée lui était venue. Après avoir un instant réfléchi, il dit: «Bien fol serait celui qui chercherait à savoir ce qu’il serait très fâché d’apprendre. Ma femme est femme, et toute femme est faible. Gardons ma croyance sur elle telle qu’elle est. Jusqu’ici, je m’en suis bien trouvé; que gagnerais-je à vouloir en faire l’épreuve?
» Cela me servirait à peu de chose, et pourrait m’être très désagréable. Il en coûte parfois de tenter Dieu. Je ne sais si en cela je suis sage ou imprudent, mais je ne veux pas en savoir davantage. Qu’on ôte donc ce vin de devant moi; je n’ai pas soif, et je ne veux pas que l’envie me vienne de boire. Dieu a interdit ces sortes d’expériences aussi expressément que la science de l’arbre de la vie à notre premier père.
» De même qu’Adam, après qu’il eut goûté au fruit que Dieu lui-même lui avait défendu, vit son bonheur se changer en larmes, et fut obligé de gémir à jamais sur sa propre misère, ainsi l’homme qui veut savoir tout ce que sa femme fait ou dit, risque de passer de la joie dans les pleurs, et de ne plus retrouver sa tranquillité première.»
Ainsi dit le brave Renaud et, comme il repoussait loin de lui la coupe pour laquelle il montrait tant de répugnance, il vit un ruisseau de larmes s’échapper abondamment des yeux du châtelain. Quand il se fut un peu calmé, ce dernier dit à son tour: «Maudit soit celui qui m’engagea à tenter l’épreuve! Hélas! il est cause que j’ai perdu ma douce compagne!