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Roger une fois hors de ce cachot obscur, on descendit à sa place le cadavre du geôlier, sans que Roger ni ses compagnons fussent reconnus par personne. Léon conduisit Roger dans ses appartements, où il lui conseilla de rester caché quatre ou cinq jours. Pendant ce temps, il essaierait de ravoir les armes et le vaillant destrier qu’Ungiard lui avait enlevés.

Le jour venu, on trouva la prison ouverte, le geôlier étranglé, et l’on constata la fuite de Roger. Chacun parlait de cet événement; tous donnaient leur avis, mais pas un ne devina juste. On aurait pensé à tout le monde, hormis à Léon, qui avait, aux yeux du plus grand nombre, des motifs pour détruire Roger, et non pour lui venir en aide.

De tant de courtoisie Roger reste si confus, si rempli d’étonnement, et tellement revenu de la pensée qui l’avait poussé là à une si grande distance, que, comparant sa nouvelle pensée à la première, il trouve qu’elles ne se ressemblent aucunement l’une à l’autre. La première n’était rien que haine, colère, venin; la seconde est pleine de pitié et d’affection.

Il y pense souvent la nuit, il y pense souvent le jour; il n’a d’autre souci, d’autre désir que de se libérer de l’immense obligation qu’il a contractée, par une courtoisie égale sinon plus grande. Il lui semble que, quand même il consacrerait à servir Léon sa vie tout entière, longue ou courte, quand même il s’exposerait à mille morts certaines, il ne pourrait encore assez faire pour s’acquitter.

Cependant la nouvelle du ban qu’avait fait publier le roi de France, et par lequel il ordonnait que quiconque prétendrait à Bradamante, aurait à lutter contre elle l’épée et la lance à la main, était parvenue en Grèce. Cette nouvelle fut si désagréable à Léon, qu’on le vit pâlir en l’apprenant. Il connaissait en effet sa force, et il savait bien qu’il ne pourrait pas lutter les armes à la main contre Bradamante.

Après avoir réfléchi, il pensa qu’il pourrait suppléer par une ruse à la vigueur qui lui faisait défaut. L’idée lui vint de faire combattre, couvert de ses armes, le guerrier dont il ne savait pas encore le nom, mais qui lui paraissait pouvoir lutter avantageusement contre n’importe quel chevalier de France. Il est persuadé que s’il lui confie cette entreprise, Bradamante sera vaincue par lui et faite prisonnière.

Mais, pour cela, il lui faut deux choses: d’abord faire consentir le chevalier à cette entreprise, puis le faire entrer dans la lice à sa place, sans que personne puisse soupçonner la ruse. Il fait appeler Roger, lui expose le cas, et le prie avec instances de consentir à combattre sous le nom d’autrui et sous une devise menteuse.

L’éloquence du Grec avait grand pouvoir sur Roger, mais l’obligation que ce dernier avait à Léon avait plus de puissance encore, car il ne devait jamais s’en délivrer. Aussi, quoique l’entreprise lui parût dure et presque impossible, il lui répondit, le visage joyeux mais le cœur brisé, qu’il était prêt à tout faire pour lui.

À peine a-t-il fait cette promesse, qu’il se sent le cœur frappé d’une atroce douleur. Elle le ronge jour et nuit; elle le tourmente et l’afflige, et la mort est sans cesse devant ses yeux. Cependant, il ne se repent pas de l’avoir faite, car, avant de désobéir à Léon, il mourrait mille fois pour une.

Il est bien assuré de mourir, car, s’il lui faut renoncer à sa dame, il doit renoncer aussi à la vie. D’un autre côté, la douleur et l’angoisse lui viendront en aide pour mourir, et si la douleur et l’angoisse ne sont pas suffisantes, il s’ouvrira la poitrine de ses propres mains et s’en arrachera le cœur. Tout lui semble facile, excepté de voir sa dame n’être pas à lui.

Il est résolu à mourir, mais il ne sait pas encore quel genre de mort il choisira. Il songe parfois à dissimuler sa force, et à présenter sa poitrine nue aux coups de la damoiselle; pourrait-il trouver mort plus heureuse, que celle qu’il recevrait de cette main? Mais il comprend que s’il ne fait pas tout ce qu’il pourra pour qu’elle devienne la femme de Léon, il n’aura point payé sa dette de reconnaissance.

Car il a promis d’entrer en champ clos, et de s’y battre contre Bradamante, mais non pas d’une manière feinte et seulement pour la forme, ce qui ferait paraître Léon inférieur à son adversaire. Il tiendra donc ce qu’il a promis; et bien que toutes sortes de pensées viennent l’assaillir, il les repousse toutes, et ne veut s’arrêter qu’à une seule, celle qui l’invite à ne point manquer à la foi jurée.

Léon, avec l’autorisation de son père, avait déjà fait préparer ses armes, ses chevaux, et était parti, emmenant avec lui une suite selon son rang. Il avait à côté de lui Roger auquel il avait fait rendre ses armes et Frontin. De journée en journée, ils marchèrent si bien, qu’ils arrivèrent en France, sous les murs de Paris.

Léon ne voulut pas entrer dans la ville. Il fit dresser ses tentes dans la campagne, et, le jour même, il fit prévenir par ambassade le roi de France de son arrivée. Le roi en témoigna sa satisfaction en lui faisant force présents, et en allant à plusieurs reprises lui rendre visite. Léon lui exposa le motif de sa venue, et le pria de hâter le combat.

Il le pria de faire descendre au plus tôt dans la lice la damoiselle qui ne voulait pas avoir un mari moins vigoureux qu’elle, car il était venu dans l’intention de la conquérir pour femme, ou de recevoir la mort de sa main. Charles y consentit, et décida que le combat aurait lieu le jour suivant, hors des portes de la ville, dans une enceinte que l’on prépara en toute hâte pendant la nuit, sous les remparts.

La nuit qui précéda le jour du combat fut pour Roger semblable à celle que passe un homme condamné à mourir le lendemain matin. Il avait choisi de combattre armé de toutes pièces, afin de ne pas être reconnu. Il ne voulut prendre ni lance, ni destrier, et se contenta de son épée pour toute arme offensive.

Il ne choisit pas la lance, non qu’il craignît la lance d’or qui avait appartenu d’abord à l’Argail, puis à Astolphe et que possédait actuellement Bradamante. C’était cette lance qui faisait vider les arçons à tous ceux qui en étaient touchés. Personne ne connaissait du reste ce pouvoir surnaturel; on ignorait même qu’elle fût l’œuvre de la nécromancie; seul le roi qui l’avait fait faire et qui l’avait donnée à son fils, l’avait su autrefois.

Astolphe et la dame qui l’avaient portée après l’Argail, ne savaient pas qu’elle était enchantée; ils attribuaient ses coups merveilleux à leur propre vigueur, et ils croyaient qu’ils en auraient fait autant avec toute autre lance. La seule raison qu’eût Roger pour ne pas jouter avec la lance, fut la crainte de voir son bon Frontin reconnu.

La dame aurait pu facilement le reconnaître en le voyant, car elle l’avait longtemps monté, et elle l’avait gardé avec elle à Montauban. Roger qui n’avait d’autre souci, d’autre préoccupation que de n’être pas reconnu par elle, ne voulut pas prendre Frontin, ni conserver aucune marque extérieure qui eût pu donner le moindre soupçon.

Il voulut même prendre une autre épée que son épée ordinaire. Il savait trop bien que, pour résister à Balisarde, toute armure serait comme une pâte molle, et qu’aucune trempe ne pouvait l’arrêter. Il eut soin encore d’enlever avec un marteau le tranchant de sa nouvelle épée, afin de la rendre moins dangereuse. C’est armé de la sorte que Roger, aux premières lueurs qui pointèrent à l’horizon, entra en champ clos.

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