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Tout à coup Pougatcheff interrompit mes rêveries: «À quoi, Votre Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser?

– Comment veux-tu que je ne pense pas? répondis-je; je suis un officier, un gentilhomme; hier encore je te faisais la guerre, et maintenant je voyage avec toi, dans la même voiture, et tout le bonheur de ma vie dépend de toi.

– Quoi donc! dit Pougatcheff, as-tu peur?»

Je répondis qu’ayant déjà reçu de lui grâce de la vie, j’espérais, non seulement en sa bienveillance, mais encore en son aide.

«Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, reprit l’usurpateur. Tu as vu que mes gaillards te regardaient de travers; encore aujourd’hui, le petit vieux voulait me prouver à toute force que tu es un espion et qu’il fallait te mettre à la torture, puis te pendre. Mais je n’y ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la voix de peur que Savéliitch et le Tatar ne l’entendissent, parce que je me suis souvenu de ton verre de vin et de ton touloup. Tu vois bien que je ne suis pas un buveur de sang, comme le prétend ta confrérie.»

Me rappelant la prise de la forteresse de Bélogorsk je ne crus pas devoir le contredire, et ne répondis mot.

«Que dit-on de moi à Orenbourg? demanda Pougatcheff après un court silence.

– Mais on dit que tu n’es pas facile à mater. Il faut en convenir, tu nous as donné de la besogne.»

Le visage de l’usurpateur exprima la satisfaction de l’amour-propre.

«Oui, me dit-il d’un air glorieux, je suis un grand guerrier. Connaît-on chez vous, à Orenbourg, la bataille de Iouzeïeff [58]? Quarante généraux ont été tués, quatre armées faites prisonnières. Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force?»

La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drôle.

«Qu’en penses-tu toi-même? lui dis-je; pourrais-tu battre Frédéric?

– Fédor Fédorovitch [59]? et pourquoi pas? Je bats bien vos généraux, et vos généraux l’ont battu. Jusqu’à présent mes armes ont été heureuses. Attends, attends, tu en verras bien d’autres quand je marcherai sur Moscou.

– Et tu comptes marcher sur Moscou?»

L’usurpateur se mit à réfléchir; puis il dit à demi-voix: «Dieu sait,… ma rue est étroite,… j’ai peu de volonté,… mes garçons ne m’obéissent pas,… ce sont des pillards,… il me faut dresser l’oreille… Au premier revers ils sauveront leurs cous avec ma tête.

– Eh bien, dis-je à Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux les abandonner toi-même avant qu’il ne soit trop tard, et avoir recours à la clémence de l’impératrice?»

Pougatcheff sourit amèrement: «Non, dit-il, le temps du repentir est passé; on ne me fera pas grâce; je continuerai comme j’ai commencé. Qui sait?… Peut-être!… Grichka Otrépieff a bien été tsar à Moscou.

– Mais sais-tu comment il a fini? On l’a jeté par une fenêtre, on l’a massacré, on l’a brûlé, on a chargé un canon de sa cendre et on l’a dispersée à tous les vents.»

Le Tatar se mit à fredonner une chanson plaintive; Savéliitch, tout endormi, vacillait de côté et d’autre. Notre kibitka glissait rapidement sur le chemin d’hiver… Tout à coup j’aperçus un petit village bien connu de mes yeux, avec une palissade et un clocher sur la rive escarpée du Iaïk. Un quart d’heure après, nous entrions dans la forteresse de Bélogorsk.

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CHAPITRE XII L’ORPHELINE

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La kibitka s’arrêta devant le perron de la maison du commandant. Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff et étaient accourus en foule. Chvabrine vint à la rencontre de l’usurpateur; il était vêtu en Cosaque et avait laissé croître sa barbe. Le traître aida Pougatcheff à sortir de voiture, en exprimant par des paroles obséquieuses son zèle et sa joie. À ma vue il se troubla; mais se remettant bientôt: «Tu es avec nous? dit-il; ce devrait être depuis longtemps».

Je détournai la tête sans lui répondre.

Mon cœur se serra quand nous entrâmes dans la petite chambre que je connaissais si bien, où se voyait encore, contre le mur, le diplôme du défunt commandant, comme une triste épitaphe. Pougatcheff s’assit sur ce même sofa où maintes fois Ivan Kouzmitch s’était assoupi au bruit des gronderies de sa femme. Chvabrine apporta lui-même de l’eau-de-vie à son chef. Pougatcheff en but un verre, et lui dit en me désignant: «Offres-en un autre à Sa Seigneurie».

Chvabrine s’approcha de moi avec son plateau; je me détournai pour la seconde fois. Il me semblait hors de lui-même. Avec sa finesse ordinaire, il avait deviné sans doute que Pougatcheff n’était pas content de lui. Il le regardait avec frayeur et moi avec méfiance. Pougatcheff lui fit quelques questions sur l’état de la forteresse, sur ce qu’on disait des troupes de l’impératrice et sur d’autres sujets pareils. Puis, tout à coup, et d’une manière inattendue:

«Dis-moi, mon frère, demanda-t-il, quelle est cette jeune fille que tu tiens sous ta garde? Montre-la-moi.»

Chvabrine devint pâle comme la mort.

«Tsar, dit-il d’une voix tremblante, tsar,… elle n’est pas sous ma garde, elle est au lit dans sa chambre.

– Mène-moi chez elle», dit l’usurpateur en se levant.

Il était impossible d’hésiter. Chvabrine conduisit Pougatcheff dans la chambre de Marie Ivanovna. Je les suivis.

Chvabrine s’arrêta dans l’escalier: «Tsar, dit-il, vous pouvez exiger de moi ce qu’il vous plaira; mais ne permettez pas qu’un étranger entre dans la chambre de ma femme.

– Tu es marié! m’écriai-je, prêt à le déchirer.

– Silence! interrompit Pougatcheff, c’est mon affaire. Et toi, continua-t-il en se tournant vers Chvabrine, ne fais pas l’important. Qu’elle soit ta femme ou non, j’amène qui je veux chez elle. Votre Seigneurie, suis-moi.»

À la porte de la chambre Chvabrine s’arrêta de nouveau et dit d’une voix entrecoupée: «Tsar, je vous préviens qu’elle a la fièvre, et depuis trois jours elle ne cesse de délirer.

– Ouvre!» dit Pougatcheff.

Chvabrine se mit à fouiller dans ses poches et finit par dire qu’il avait oublié la clef. Pougatcheff poussa la porte du pied; la serrure céda, la porte s’ouvrit et nous entrâmes.

Je jetai un rapide coup d’œil dans la chambre et faillis m’évanouir. Sur le plancher et dans un grossier vêtement de paysanne, Marie était assise, pâle, maigre, les cheveux épars. Devant elle se trouvait une cruche d’eau recouverte d’un morceau de pain. À ma vue elle frémit et poussa un cri perçant. Je ne saurais dire ce que j’éprouvai.

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