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L’usurpateur disait la vérité; mais d’après le devoir que m’imposait mon serment, je l’assurai que c’était un faux bruit, et que la place d’Orenbourg était suffisamment approvisionnée.

«Tu vois, s’écria le petit vieillard, qu’il te trompe avec impudence. Tous les fuyards déclarent unanimement que la famine et la peste sont à Orenbourg, qu’on y mange de la charogne, et encore comme un mets d’honneur. Et Sa Grâce nous assure que tout est en abondance. Si tu veux pendre Chvabrine, fais pendre au même gibet ce jeune garçon, pour qu’ils n’aient rien à se reprocher.»

Les paroles du maudit vieillard semblaient avoir ébranlé Pougatcheff. Par bonheur Khlopoucha se mit à contredire son camarade.

«Tais-toi, Naoumitch, lui dit-il, tu ne penses qu’à pendre et à étrangler, il te va bien de faire le héros. À te voir, on ne sait où ton âme se tient; tu regardes déjà dans la fosse, et tu veux faire mourir les autres. Est-ce que tu n’as pas assez de sang sur la conscience?

– Mais quel saint es-tu toi-même? repartit Béloborodoff; d’où te vient cette pitié?

– Sans doute, répondit Khlopoucha, moi aussi je suis un pécheur, et cette main… (il ferma son poing osseux, et, retroussant sa manche, il montra son bras velu), et cette main est coupable d’avoir versé du sang chrétien. Mais j’ai tué mon ennemi, et non pas mon hôte, sur le grand chemin libre et dans le bois obscur, mais non à la maison et derrière le poêle, avec la hache et la massue, et non pas avec des commérages de vieille femme.»

Le vieillard détourna la tête, et grommela entre ses dents: «Narines arrachées!

– Que murmures-tu là, vieux hibou? reprit Khlopoucha; je t’en donnerai, des narines arrachées; attends un peu, ton temps viendra aussi. J’espère en Dieu que tu flaireras aussi les pincettes un jour, et jusque-là prends garde que je ne t’arrache ta vilaine barbiche.

– Messieurs les généraux, dit Pougatcheff avec dignité, finissez vos querelles. Ce ne serait pas un grand malheur si tous les chiens galeux d’Orenbourg frétillaient des jambes sous la même traverse; mais ce serait un malheur si nos bons chiens à nous se mordaient entre eux.»

Khlopoucha et Béloborodoff ne dirent mot, et échangèrent un sombre regard. Je sentis la nécessité de changer le sujet de l’entretien, qui pouvait se terminer pour moi d’une fort désagréable façon. Me tournant vers Pougatcheff, je lui dis d’un air souriant: «Ah! j’avais oublié de te remercier pour ton cheval et ton touloup. Sans toi je ne serais pas arrivé jusqu’à la ville, car je serais mort de froid pendant le trajet.»

Ma ruse réussit. Pougatcheff se mit de bonne humeur.

«La beauté de la dette, c’est le payement, me dit-il avec son habituel clignement d’œil. Conte-moi maintenant l’histoire; qu’as-tu à faire avec cette jeune fille que Chvabrine persécute? n’aurait-elle pas accroché ton jeune cœur, eh?

– Elle est ma fiancée, répondis-je à Pougatcheff en m’apercevant du changement favorable qui s’opérait eu lui, et ne voyant aucun risque à lui dire la vérité.

– Ta fiancée! s’écria Pougatcheff; pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt? Nous te marierons, et nous nous en donnerons à tes noces.»

Puis, se tournant vers Béloborodoff: «Écoute, feld-maréchal, lui dit-il; nous sommes d’anciens amis, Sa Seigneurie et moi, mettons-nous à souper. Demain nous verrons ce qu’il faut faire de lui; le matin est plus sage que le soir.»

J’aurais refusé de bon cœur l’honneur qui m’était proposé; mais je ne pouvais m’en défendre. Deux jeunes filles cosaques, enfants du maître de l’isba, couvrirent la table d’une nappe blanche, apportèrent du pain, de la soupe au poisson et des brocs de vin et de bière. Je me trouvais ainsi pour la seconde fois à la table de Pougatcheff et de ses terribles compagnons.

L’orgie dont je devins le témoin involontaire continua jusque bien avant dans la nuit. Enfin l’ivresse finit par triompher des convives. Pougatcheff s’endormit sur sa place, et ses compagnons se levèrent en me faisant signe de le laisser. Je sortis avec eux. Sur l’ordre de Khlopoucha, la sentinelle me conduisit au greffe, où je trouvai Savéliitch, et l’on me laissa seul avec lui sous clef. Mon menin était si étonné de tout ce qu’il voyait et de tout ce qui se passait autour de lui, qu’il ne me fit pas la moindre question. Il se coucha dans l’obscurité, et je l’entendis longtemps gémir et se plaindre. Enfin il se mit à ronfler, et moi, je m’abandonnai à des réflexions qui ne me laissèrent pas fermer l’œil un instant de la nuit.

Le lendemain matin on vint m’appeler de la part de Pougatcheff. Je me rendis chez lui. Devant sa porte se tenait une kibitka attelée de trois chevaux tatars. La foule encombrait la rue. Pougatcheff, que je rencontrai dans l’antichambre, était vêtu d’un habit de voyage, d’une pelisse et d’un bonnet kirghises. Ses convives de la veille l’entouraient, et avaient pris un air de soumission qui contrastait fort avec ce que j’avais vu le soir précédent. Pougatcheff me dit gaiement bonjour, et m’ordonna de m’asseoir à ses côtés dans la kibitka.

Nous prîmes place.

«À la forteresse de Bélogorsk!» dit Pougatcheff au robuste cocher tatar qui, debout, dirigeait l’attelage.

Mon cœur battit violemment. Les chevaux s’élancèrent, la clochette tinta, la kibitka vola sur la neige.

«Arrête! arrête!» s’écria une voix que je ne connaissais que trop; et je vis Savéliitch qui courait à notre rencontre. Pougatcheff fit arrêter.

«Ô mon père Piôtr Andréitch, criait mon menin, ne m’abandonne pas dans mes vieilles années au milieu de ces scél…

– Ah! vieux hibou, dit Pougatcheff, Dieu nous fait encore rencontrer. Voyons, assieds-toi sur le devant.

– Merci, tsar, merci, mon propre père, répondit Savéliitch en prenant place; que Dieu te donne cent années de vie pour avoir rassuré un pauvre vieillard! Je prierai Dieu toute ma vie pour toi, et je ne parlerai jamais du touloup de lièvre.»

Ce touloup de lièvre pouvait à la fin fâcher sérieusement Pougatcheff, Mais l’usurpateur n’entendit pas ou affecta de ne pas entendre cette mention déplacée. Les chevaux se remirent au galop. Le peuple s’arrêtait dans la rue, et chacun nous saluait en se courbant jusqu’à la ceinture. Pougatcheff distribuait des signes de tête à droite et à gauche. En un instant nous sortîmes de la bourgade et prîmes notre course sur un chemin bien frayé.

On peut aisément se figurer ce que je ressentais. Dans quelques heures je devais revoir celle que j’avais crue perdue à jamais pour moi. Je me représentais le moment de notre réunion; mais aussi je pensais à l’homme dans les mains duquel se trouvait ma destinée, et qu’un étrange concours de circonstances attachait à moi par un lien mystérieux. Je me rappelais la cruauté brusque, et les habitudes sanguinaires de celui qui se portait le défenseur de ma fiancée. Pougatcheff ne savait pas qu’elle fût la fille du capitaine Mironoff; Chvabrine, poussé à bout, était capable de tout lui révéler, et Pougatcheff pouvait apprendre la vérité par d’autres voies. Alors, que devenait Marie? À cette idée un frisson subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaient sur ma tête.

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