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– Cela signifie, lui répondis-je avec l’air le plus innocent du monde, traiter quelqu’un avec bonté, pas trop sévèrement, lui laisser beaucoup de liberté. Voilà ce que signifie tenir avec des gants de porc-épic.

– Hum! je comprends… «Et ne pas lui donner de liberté…» Non, il paraît que gants de porc-épic signifie autre chose… «Ci-joint son brevet…» Où donc est-il? Ah! le voici… «L’inscrire au régiment de Séménofski…» C’est bon, c’est bon; on fera ce qu’il faut… «Me permettre de vous embrasser sans cérémonie, et… comme un vieux ami et camarade.» Ah! enfin, il s’en est souvenu… Etc., etc… Allons, mon petit père, dit-il après avoir achevé la lettre et mis mon brevet de côté, tout sera fait; tu seras officier dans le régiment de***; et pour ne pas perdre de temps, va dès demain dans le fort de Bélogorsk, où tu serviras sous les ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnête homme. Là, tu serviras véritablement, et tu apprendras la discipline. Tu n’as rien à faire à Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour un jeune homme. Aujourd’hui, je t’invite à dîner avec moi.»

«De mal en pis, pensai-je tout bas; à quoi cela m’aura-t-il servi d’être sergent aux gardes dès mon enfance? Où cela m’a-t-il mené? dans le régiment de*** et dans un fort abandonné sur la frontière des steppes kirghises-kaïsaks.» Je dînai chez André Karlovitch, en compagnie de son vieil aide de camp. La sévère économie allemande régnait à sa table, et je pense que l’effroi de recevoir parfois un hôte de plus à son ordinaire de garçon n’avait pas été étranger à mon prompt éloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je pris congé du général et partis pour le lieu de ma destination.

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CHAPITRE III LA FORTERESSE

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La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstes d’Orenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpés du Iaïk. La rivière n’était pas encore gelée, et ses flots couleur de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par la neige. Devant moi s’étendaient les steppes kirghises. Je me perdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie de garnison ne m’offrait pas beaucoup d’attraits; je tâchais de me représenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je m’imaginais un vieillard sévère et morose, ne sachant rien en dehors du service et prêt à me mettre aux arrêts pour la moindre vétille. Le crépuscule arrivait; nous allions assez vite.

«Y a-t-il loin d’ici à la forteresse? demandai-je au cocher.

– Mais on la voit d’ici», répondit-il.

Je me mis à regarder de tous côtés, m’attendant à voir de hauts bastions, une muraille et un fossé. Mais je ne vis rien qu’un petit village entouré d’une palissade en bois. D’un côté s’élevaient trois ou quatre tas de foin, à demi recouverts de neige; d’un autre, un moulin à vent penché sur le côté, et dont les ailes, faites de grosse écorce de tilleul, pendaient paresseusement.

«Où donc est la forteresse? demandai-je étonné.

– Mais la voilà», repartit le cocher en me montrant le village où nous venions de pénétrer.

J’aperçus près de la porte un vieux canon en fer. Les rues étaient étroites et tortueuses; presque toutes les isbas [23] étaient couvertes en chaume. J’ordonnai qu’on me menât chez le commandant, et presque aussitôt ma kibitka s’arrêta devant une maison en bois, bâtie sur une éminence, près de l’église, qui était en bois également.

Personne ne vint à ma rencontre. Du perron j’entrai dans l’antichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, était occupé à coudre une pièce bleue au coude d’un uniforme vert. Je lui dis de m’annoncer. «Entre, mon petit père, me dit l’invalide, les nôtres sont à la maison.» Je pénétrai dans une chambre très propre, arrangée à la vieille mode. Dans un coin était dressée une armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplôme d’officier pendait encadré et sous verre. Autour du cadre étaient rangés des tableaux d’écorce [24], qui représentaient la Prise de Kustrin et d’Otchakov, le Choix de la fiancée et l’Enterrement du chat par les souris. Près de la fenêtre se tenait assise une vieille femme en mantelet, la tête enveloppée d’un mouchoir.

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Elle était occupée à dévider du fil que tenait, sur ses mains écartées, un petit vieillard borgne en habit d’officier. «Que désirez-vous, mon petit père?» me dit-elle sans interrompre son occupation. Je répondis que j’étais venu pour entrer au service, et que, d’après la règle, j’accourais me présenter à monsieur le capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard borgne, que j’avais pris pour le commandant. Mais la bonne dame interrompit le discours que j’avais préparé à l’avance.

«Ivan Kouzmitch [25] n’est pas à la maison, dit-elle. Il est allé en visite chez le père Garasim. Mais c’est la même chose, je suis sa femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grâce [26]. Assieds-toi, mon petit père.»

Elle appela une servante et lui dit de faire venir l’ouriadnik [27]. Le petit vieillard me regardait curieusement de son œil unique. «Oserais-je vous demander, me dit-il, dans quel régiment vous avez daigné servir?» Je satisfis sa curiosité.

«Et oserais-je vous demander, continua-t-il; pourquoi vous avez daigné passer de la garde dans notre garnison?»

Je répondis que c’était par ordre de l’autorité.

«Probablement pour des actions peu séantes à un officier de la garde? reprit l’infatigable questionneur.

– Veux-tu bien cesser de dire des bêtises? lui dit la femme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de la route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne t’afflige pas trop de ce qu’on t’ait fourré dans notre bicoque; tu n’es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on s’habitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi Ivanitch [28], il y a déjà quatre ans qu’on l’a transféré chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà qu’un jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils avaient pris des épées, et ils se mirent à se piquer l’un l’autre, et Alexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux témoins. Que veux-tu! contre le malheur il n’y a pas de maître.»

En ce moment entre l’ouriadnik, jeune et beau Cosaque. «Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement à monsieur l’officier, et propre.

– J’obéis, Vassilissa Iégorovna [29], répondit l’ouriadnik Ne faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff?

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