«Chère Marie, lui dis-je enfin, je te regarde comme ma femme. Ces événements étranges nous ont réunis irrévocablement. Rien au monde ne saurait plus nous séparer.»
Marie Ivanovna m’écoutait dans un silence digne, sans feinte timidité, sans minauderies déplacées. Elle sentait, aussi bien que moi, que sa destinée était irrévocablement liée à la mienne; mais elle répéta qu’elle ne serait ma femme que de l’aveu de mes parents. Je ne trouvai rien à répliquer. Mon projet devint notre commune résolution.
Une heure après, l’ouriadnik m’apporta mon sauf-conduit avec le griffonnage qui servait de signature à Pougatcheff, et m’annonça que le tsar m’attendait chez lui. Je le trouvai prêt à se mettre en route. Comment exprimer ce que je ressentais en présence de cet homme, terrible et cruel pour tous excepté pour moi seul? Et pourquoi ne pas dire l’entière vérité? Je sentais en ce moment une forte sympathie m’entraîner vers lui. Je désirais vivement l’arracher à la horde de bandits dont il était le chef et sauver sa tête avant qu’il fût trop tard. La présence de Chvabrine et la foule qui s’empressait autour de nous m’empêchèrent de lui exprimer tous les sentiments dont mon cœur était plein.
Nous nous séparâmes en amis. Pougatcheff aperçut dans la foule Akoulina Pamphilovna, et la menaça amicalement du doigt en clignant de l’œil d’une manière significative. Puis il s’assit dans sa kibitka, en donnant l’ordre de retourner à Berd, et lorsque les chevaux prirent leur élan, il se pencha hors de la voiture et me cria: «Adieu, Votre Seigneurie; peut-être que nous nous reverrons encore.»
En effet, nous nous sommes revus une autre fois; mais dans quelles circonstances!
Pougatcheff partit. Je regardai longtemps la steppe sur laquelle glissait rapidement sa kibitka. La foule se dissipa, Chvabrine disparut. Je regagnai la maison du pope, où tout se préparait pour notre départ. Notre petit bagage avait été mis dans le vieil équipage du commandant. En un instant les chevaux furent attelés. Marie alla dire un dernier adieu au tombeau de ses parents, enterrés derrière l’église. Je voulais l’y conduire; mais elle me pria de la laisser aller seule, et revint bientôt après en versant des larmes silencieuses. Le père Garasim et sa femme sortirent sur le perron pour nous reconduire. Nous nous rangeâmes à trois dans l’intérieur de la kibitka, Marie, Palachka et moi, et Savéliitch se jucha de nouveau sur le devant.
«Adieu, Marie Ivanovna, notre chère colombe; adieu, Piôtr Andréitch, notre beau faucon, nous disait la bonne femme du pope; bon voyage, et que Dieu vous comble tous de bonheur!»
Nous partîmes. Derrière la fenêtre du commandant, j’aperçus Chvabrine qui se tenait debout, et dont la figure respirait une sombre haine. Je ne voulus pas triompher lâchement d’un ennemi humilié, et détournai les yeux.
Enfin, nous franchîmes la barrière principale, et quittâmes pour toujours la forteresse de Bélogorsk.
CHAPITRE XIII L’ARRESTATION
Réuni d’une façon si merveilleuse à la jeune fille qui me causait le matin même tant d’inquiétude douloureuse, je ne pouvais croire à mon bonheur, et je m’imaginais que tout ce qui m’était arrivé n’était qu’un songe. Marie regardait d’un air pensif, tantôt moi, tantôt la route, et ne semblait pas, elle non plus, avoir repris tous ses sens. Nous gardions le silence; nos cœurs étaient trop fatigués d’émotions. Au bout de deux heures, nous étions déjà rendus dans la forteresse voisine, qui appartenait aussi à Pougatcheff. Nous y changeâmes de chevaux. À voir la célérité qu’on mettait à nous servir et le zèle empressé du Cosaque barbu dont Pougatcheff avait fait le commandant, je m’aperçus que grâce au babil du postillon qui nous avait amenés, on me prenait pour un favori du maître.
Quand nous nous remîmes en route, il commençait à faire sombre. Nous nous approchâmes d’une petite ville où, d’après le commandant barbu, devait se trouver un fort détachement qui était en marche pour se réunir à l’usurpateur. Les sentinelles nous arrêtèrent, et au cri de: «Qui vive?» notre postillon répondit à haute voix: «Le compère du tsar, qui voyage avec sa bourgeoise.»
Aussitôt un détachement de hussards russes nous entoura avec d’affreux jurements.
«Sors, compère du diable, me dit un maréchal des logis aux épaisses moustaches. Nous allons te mener au bain, toi et ta bourgeoise.»
Je sortis de la kibitka et demandai qu’on me conduisit devant l’autorité. En voyant un officier, les soldats cessèrent leurs imprécations, et le maréchal des logis me conduisit chez le major. Savéliitch me suivait en grommelant: «En voilà un, de compère du tsar! nous tombons du feu dans la flamme. Ô Seigneur Dieu, comment cela finira-t-il?»
La kibitka venait au pas derrière nous.
En cinq minutes, nous arrivâmes à une maisonnette très éclairée. Le maréchal des logis me laissa sous bonne garde, et entra pour annoncer sa capture. Il revint à l’instant même et me déclara que Sa Haute Seigneurie [60] n’avait pas le temps de me recevoir, qu’elle lui avait donné l’ordre de me conduire en prison et de lui amener ma bourgeoise.
«Qu’est-ce que cela veut dire? m’écriai-je furieux; est-il devenu fou?
– Je ne puis le savoir, Votre Seigneurie, répondit le maréchal des logis; seulement Sa Haute Seigneurie a ordonné de conduire Votre Seigneurie en prison, et d’amener Sa Seigneurie à Sa Haute Seigneurie, Votre Seigneurie.»
Je m’élançai sur le perron! les sentinelles n’eurent pas le temps de me retenir, et j’entrai tout droit dans la chambre où six officiers de hussards jouaient au pharaon. Le major tenait la banque. Quelle fut ma surprise, lorsqu’après l’avoir un moment dévisagé je reconnus en lui cet Ivan Ivanovitch Zourine qui m’avait si bien dévalisé dans l’hôtellerie de Simbisrk!
«Est-ce possible! m’écriai-je; Ivan Ivanovitch, est-ce toi?
– Ah bah! Piôtr Andréitch! Par quel hasard? D’où viens-tu? Bonjour, frère; ne veux-tu pas ponter une carte?
– Merci; fais-moi plutôt donner un logement.
– Quel logement te faut-il? Reste chez moi.
– Je ne le puis, je ne suis pas seul.
– Eh bien, amène aussi ton camarade.
– Je ne suis pas avec un camarade; je suis… avec une dame.
– Avec une dame! où l’as-tu pêchée, frère?»
Après avoir dit ces mots, Zourine siffla d’un ton si railleur que tous les autres se mirent à rire, et je demeurai tout confus.
«Eh bien, continua Zourine, il n’y a rien à faire; je te donnerai un logement. Mais c’est dommage; nous aurions fait nos bamboches comme l’autre fois. Holà! garçon, pourquoi n’amène-t-on pas la commère de Pougatcheff? Est-ce qu’elle ferait l’obstinée? Dis-lui qu’elle n’a rien à craindre, que le monsieur qui l’appelle est très bon, qu’il ne l’offensera d’aucune manière, et en même temps pousse-la ferme par les épaules.