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Ses deux rames étaient attachées à son abordage, une gaffe roulait au fond.

Il tendit la gaffe à Henri qui la saisit, entraînant avec lui la dame, qu'il souleva par dessous ses épaules et que Remy reprit de ses mains.

Puis, lui-même, saisissant le rebord de la barque, il monta près d'eux.

Les premiers rayons du jour naissaient montrant les plaines inondées et la barque se balançant comme un atome sur cet océan tout couvert de débris.

À deux cents pas à peu près, vers la gauche, s'élevait une petite colline qui, entièrement entourée d'eau, semblait une île au milieu de la mer.

Henri saisit les avirons et rama du côté de la colline vers laquelle d'ailleurs le courant les portait.

Remy prit la gaffe et, debout à l'avant, s'occupa d'écarter les poutres et les madriers contre lesquels la barque pouvait se heurter.

Grâce à la force de Henri, grâce à l'adresse de Remy, on aborda ou plutôt on fut jeté contre la colline.

Remy sauta à terre et saisit la chaîne de la barque, qu'il tira vers lui.

Henri s'avança pour prendre la dame entre ses bras; mais elle étendit la main et, se levant seule, elle sauta à terre.

Henri poussa un soupir; un instant il eut l'idée de se rejeter dans l'abîme et de mourir à ses yeux; mais un irrésistible sentiment l'enchaînait à la vie, tant qu'il voyait cette femme, dont il avait si longtemps désiré la présence sans l'obtenir jamais.

Il tira la barque à terre et alla s'asseoir à dix pas de la dame et de Remy, livide, dégouttant d'une eau qui s'échappait de ses habits, plus douloureuse que le sang.

Ils étaient sauvés du danger le plus pressant, c'est-à-dire de l'eau; l'inondation, si forte qu'elle fût, ne monterait jamais à la hauteur de la colline.

Au-dessous d'eux, dès lors, ils pouvaient contempler cette grande colère des flots, qui n'a de colère au-dessus d'elle que celle de Dieu.

Henri regardait passer cette eau rapide, grondante, qui charriait des amas de cadavres français, près d'eux, leurs chevaux et leurs armes.

Remy ressentait une vive douleur à l'épaule; un madrier flottant l'avait atteint au moment où son cheval s'était dérobé sous lui.

Quant à sa compagne, à part le froid qu'elle éprouvait, elle n'avait aucune blessure; Henri l'avait garantie de tout ce dont il était en son pouvoir de la garantir.

Henri fut bien surpris de voir que ces deux êtres, si miraculeusement échappés à la mort, ne remerciaient que lui, et n'avaient pas eu pour Dieu, premier auteur de leur salut, une seule action de grâces.

La jeune femme fut debout la première; elle remarqua qu'au fond de l'horizon, du côté de l'occident, on apercevait quelque chose comme des feux à travers la brume.

Il va sans dire que ces feux brûlaient sur un point élevé que l'inondation n'avait pu atteindre.

Autant qu'on pouvait en juger au milieu de ce froid crépuscule qui succédait à la nuit, ces feux étaient distants d'une lieue environ.

Remy s'avança sur le point de la colline qui se prolongeait du côté de ces feux, et il revint dire qu'il croyait qu'à mille pas à peu près de l'endroit où l'on avait pris terre, commençait une espèce de jetée qui s'avançait en droite ligne vers les feux.

Ce qui faisait croire à Remy à une jetée, ou tout au moins à un chemin, c'était une double ligne d'arbres, directe et régulière.

Henri fit à son tour ses observations, qui se trouvèrent concorder avec celles de Remy; mais cependant il fallait, dans cette circonstance, donner beaucoup au hasard.

L'eau, entraînée sur la déclivité de la plaine, les avait rejetés à gauche de leur route en leur faisant décrire un angle considérable; cette dérivation, ajoutée à la course insensée des chevaux, leur ôtait tout moyen de s'orienter.

Il est vrai que le jour venait, mais nuageux et tout chargé de brouillard; dans un temps clair, et sur un ciel pur, on eût aperçu le clocher de Malines, dont on ne devait être éloigné que de deux lieues à peu près.

– Eh bien, monsieur le comte, demanda Remy, que pensez-vous de ces feux?

– Ces feux, qui semblent vous annoncer, à vous, un abri hospitalier, me semblent menaçants, à moi, et je m'en défie.

– Et pourquoi cela?

– Remy, dit Henri en baissant la voix, voyez tous ces cadavres: tous sont français, pas un n'est flamand; ils nous annoncent un grand désastre: les digues ont été rompues pour achever de détruire l'armée française, si elle a été vaincue; pour détruire l'effet de sa victoire, si elle a triomphé. Pourquoi ces feux ne seraient-ils pas aussi bien allumés par des ennemis que par des amis, ou pourquoi ne seraient-ils pas tout simplement une ruse ayant pour but d'attirer les fugitifs?

– Cependant, dit Remy, nous ne pouvons demeurer ici; le froid et la faim tueraient ma maîtresse.

– Vous avez raison, Remy, dit le comte: demeurez ici avec madame; moi, je vais gagner la jetée, et je viendrai vous rapporter des nouvelles.

– Non, monsieur, dit la dame, vous ne vous exposerez pas seul: nous nous sommes sauvés tous ensemble, nous mourrons tous ensemble. Remy, votre bras, je suis prête.

Chacune des paroles de cette étrange créature avait un accent irrésistible d'autorité, auquel personne n'avait l'idée de résister un seul instant.

Henri s'inclina et marcha le premier.

L'inondation était plus calme, la jetée, qui venait aboutir à la colline, formait une espèce d'anse où l'eau s'endormait. Tous trois montèrent dans le petit bateau, et le bateau fut lancé de nouveau au milieu des débris et des cadavres flottants.

Un quart d'heure après ils abordaient à la jetée.

Ils assurèrent la chaîne du bateau au pied d'un arbre, prirent terre de nouveau, suivirent la jetée pendant une heure à peu près, et arrivèrent à un groupe de cabanes flamandes au milieu duquel, sur une place plantée de tilleuls étaient réunis, autour d'un grand feu, deux ou trois cents soldats au-dessus desquels flottaient les plis d'une bannière française.

Tout à coup la sentinelle, placée à cent pas à peu près du bivouac, aviva la mèche de son mousquet en criant:

– Qui vive?

– France! répondit du Bouchage.

Puis se retournant vers Diane:

– Maintenant, madame, dit-il, vous êtes sauvée; je reconnais le guidon des gendarmes d'Aunis, corps de noblesse dans lequel j'ai des amis.

Au cri de la sentinelle et à la réponse du comte, quelques gendarmes accoururent en effet au devant des nouveaux venus, deux fois bien accueillis au milieu de ce désastre terrible, d'abord parce qu'ils survivaient au désastre, ensuite parce qu'ils étaient des compatriotes.

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