– Mais, madame, s'écriait Henri en jetant derrière lui des regards désespérés, l'eau nous gagne! entendez-vous! entendez-vous!
En effet, un craquement horrible se faisait entendre en ce moment même; c'était la digue d'un village que venait d'envahir l'inondation: madriers, supports, terrasses avaient cédé, un double rang de pilotis s'était brisé avec le fracas du tonnerre, et l'eau, grondant sur toutes ces ruines, commençait d'envahir un bois de chênes dont on voyait frissonner les cimes, et dont on entendait craquer les branches comme si tout un vol de démons passait sous sa feuillée.
Les arbres déracinés s'entrechoquant aux pieux, les bois des maisons écroulées flottant à la surface de l'eau; les hennissements et les cris lointains des hommes et des chevaux, entraînés par l'inondation, formaient un concert de sons si étranges et si lugubres, que le frisson qui agitait Henri passa jusqu'à l'impassible, l'indomptable cœur de l'inconnue.
Elle aiguillonna son cheval, et son cheval, comme s'il eût senti lui-même l'imminence du danger, redoubla d'efforts pour s'y soustraire.
Mais l'eau gagnait, gagnait toujours, et, avant dix minutes, il était évident qu'elle aurait rejoint les voyageurs.
À chaque instant Henri s'arrêtait pour attendre ses compagnons, et alors il leur criait:
– Plus vite, madame! par grâce, plus vite! l'eau s'avance, l'eau accourt! la voici!
Elle arrivait, en effet, écumeuse, tourbillonnante, irritée; elle emporta comme une plume la maison dans laquelle Remy avait abrité sa maîtresse; elle souleva comme une paille la barque attachée aux rives du ruisseau, et majestueuse, immense, roulant ses anneaux comme ceux d'un serpent, elle arriva, pareille à un mur, derrière les chevaux de Remy et de l'inconnue.
Henri jeta un cri d'épouvante et revint sur l'eau, comme s'il eût voulu la combattre.
– Mais vous voyez bien que vous êtes perdue! hurla-t-il, désespéré. Allons, madame, il est encore temps peut-être, descendez, venez avec moi, venez!
– Non, monsieur, dit-elle.
– Mais dans une minute il sera trop tard; regardez, regardez donc!
La dame détourna la tête; l'eau était à cinquante pas à peine.
– Que mon sort s'accomplisse! dit-elle; vous, monsieur, fuyez! fuyez!
Le cheval de Remy, épuisé, butta des deux jambes de devant et ne put se relever, malgré les efforts de son cavalier.
– Sauvez-la! sauvez-la! fût-ce malgré elle, s'écria Remy.
Et en même temps, comme il se dégageait des étriers, l'eau s'écroula comme un gigantesque monument sur la tête du fidèle serviteur.
Sa maîtresse, à cette vue, poussa un cri terrible et s'élança en bas de sa monture, résolue à mourir avec Remy.
Mais Henri, voyant son intention, s'était élancé en même temps qu'elle; il la saisit en enveloppant sa taille avec son bras droit, et remontant sur son cheval, il partit comme un trait.
– Remy! Remy! cria la dame, les bras étendus de son côté, Remy!
Un cri lui répondit. Remy était revenu à la surface de l'eau, et, avec cet espoir indomptable, bien qu'insensé, qui accompagne le mourant jusqu'au bout de son agonie, il nageait, soutenu par une poutre.
À côté, de lui passa son cheval, battant l'eau désespérément avec ses pieds de devant, tandis que le flot gagnait le cheval de sa maîtresse, et que, devant le flot, à vingt pas tout au plus, Henri et sa compagne ne couraient pas, mais volaient sur le troisième cheval, fou de terreur.
Remy ne regrettait plus la vie, puisqu'il espérait, en mourant, que celle qu'il aimait uniquement serait sauvée.
– Adieu, madame, adieu! cria-t-il, je pars le premier, et je vais dire à celui qui nous attend que vous vivez pour…
Remy n'acheva point; une montagne d'eau passa sur sa tête et alla s'écrouler jusque sous les pieds du cheval de Henri.
– Remy, Remy! cria la dame, Remy, je veux mourir avec toi! Monsieur, je veux l'attendre; monsieur, je veux mettre pied à terre; au nom du Dieu vivant, je le veux!
Elle prononça ces paroles avec tant d'énergie et de sauvage autorité, que le jeune homme desserra ses bras et la laissa glisser à terre, en disant:
– Bien, madame, nous mourrons ici tous trois; merci à vous qui me faites cette joie que je n'eusse jamais espérée.
Et comme il disait ces mots en retenant son cheval, l'eau bondissante l'atteignit, comme elle avait atteint Remy; mais, par un dernier effort d'amour, il retint par le bras la jeune femme qui avait mis pied à terre.
Le flot les envahit, la lame furieuse les roula durant quelques secondes pêle-mêle avec d'autres débris.
C'était un spectacle sublime que le sang-froid de cet homme, si jeune et si dévoué, dont le buste tout entier dominait le flot, tandis qu'il soutenait sa compagne de la main, et que ses genoux, guidant les derniers efforts du cheval expirant, cherchaient à utiliser jusqu'aux suprêmes efforts de son agonie.
Il y eut un moment de lutte terrible, pendant lequel la dame, soutenue par la main droite de Henri, continuait de dépasser de la tête le niveau de l'eau, tandis que de la main gauche Henri écartait les bois flottants et les cadavres dont le choc eût submergé ou écrasé son cheval.
Un de ces corps flottants, en passant près d'eux, cria ou plutôt soupira:
– Adieu! madame, adieu!
– Par le ciel! s'écria le jeune homme, c'est Remy! Eh bien! toi aussi, je te sauverai.
Et, sans calculer le danger de ce surcroît de pesanteur, il saisit la manche de Remy, l'attira sur sa cuisse gauche et le fit respirer librement.
Mais en même temps le cheval, épuisé du triple poids, s'enfonçait jusqu'au cou, puis jusqu'aux yeux; enfin, les jarrets brisés pliant sous lui, il disparut tout à fait.
– Il faut mourir! murmura Henri. Mon Dieu, prends ma vie, elle fut pure.
Vous, madame, ajouta-t-il, recevez mon âme, elle était à vous!
En ce moment, Henri sentit Remy qui lui échappait; il ne fit aucune résistance pour le retenir; toute résistance était inutile.
Son seul soin fut de soutenir la dame au-dessus de l'eau pour qu'elle, au moins, mourût la dernière, et qu'il se pût dire à lui-même, à son dernier moment, qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour la disputer à la mort.
Tout à coup, et comme il ne songeait plus qu'à mourir lui-même, un cri de joie retentit à ses côtés.
Il se retourna et vit Remy qui venait d'atteindre une barque.
Cette barque, c'était celle de la petite maison que nous avons vu soulever par l'eau; l'eau l'avait entraînée, et Remy, qui avait repris ses forces, grâce au secours que lui avait porté Henri, Remy, la voyant passer à sa portée, s'était détaché du groupe, haletant, et en deux brassées l'avait atteinte.