Au mouvement des lèvres du capitaine, Chicot, fort expert en pareille matière, devina que la phrase prononcée par lui voulait dire:
– Servez-nous dans ce réduit, et quelque bruit que vous y entendiez, n'y pénétrez pas.
Après quoi Borromée prit une veilleuse qui brûlait éternellement sur un bahut, souleva une trappe, et descendit lui-même à la cave, profitant du privilège le plus précieux accordé aux habitués de l'établissement.
Aussitôt Chicot frappa à la cloison d'une façon particulière.
En entendant cette façon de frapper, qui devait lui rappeler quelque souvenir profondément enraciné dans son cœur, Bonhomet tressaillit, regarda en l'air et écouta.
Chicot frappa une seconde fois, et en homme qui s'étonne que l'on n'ait pas obéi à un premier appel.
Bonhomet se précipita vers le réduit et trouva Chicot debout et le visage menaçant.
À cette vue, Bonhomet poussa un cri, il croyait Chicot mort, comme tout le monde, et pensait se trouver en face de son fantôme.
– Qu'est-ce à dire, mon maître, dit Chicot, et depuis quand habituez-vous les gens de ma trempe à appeler deux fois?
– Oh! cher monsieur Chicot, dit Bonhomet, serait-ce vous, ou n'est-ce que votre ombre?
– Que ce soit moi ou mon ombre, dit Chicot, du moment où vous me reconnaissez, mon maître, j'espère que vous m'obéirez de point en point.
– Oh! certainement, cher seigneur, ordonnez.
– Quelque bruit que vous entendiez dans ce cabinet, maître Bonhomet, et quelque chose qui s'y passe, j'espère que vous attendrez que je vous appelle pour y venir.
– Et cela me sera d'autant plus facile, cher monsieur Chicot, que la recommandation que vous me faites est exactement la même que vient de me faire votre compagnon.
– Oui, mais ce n'est pas lui qui appellera, entendez-vous bien, seigneur Bonhomet, ce sera moi; ou, s'il appelle, vous entendez, ce sera exactement comme s'il n'appelait pas.
– C'est chose convenue, monsieur Chicot.
– Bien; et maintenant éloignez tous vos autres clients sous un prétexte quelconque, et que dans dix minutes nous soyons aussi libres et aussi isolés chez vous, que si nous étions venus pour y pratiquer le jeûne, le jour du vendredi-saint.
– Dans dix minutes, seigneur Chicot, il n'y aura pas un chat dans tout l'hôtel, à l'exception de votre humble serviteur.
– Allez, Bonhomet, allez, vous avez conservé toute mon estime, dit majestueusement Chicot.
– Oh! mon Dieu! mon Dieu! dit Bonhomet en se retirant, que va-t-il donc se passer dans ma pauvre maison?
Et comme il s'en allait à reculons, il rencontra Borromée qui remontait de la cave avec ses bouteilles.
– Tu as entendu? lui dit celui-ci; dans dix minutes, pas une âme dans l'établissement.
Bonhomet fit de sa tête, si dédaigneuse à l'ordinaire, un signe d'obéissance et se retira dans sa cuisine, afin d'y rêver aux moyens d'obéir à la double injonction de ses deux redoutables clients.
Borromée rentra dans le réduit, et trouva Chicot qui l'attendait, la jambe en avant et le sourire sur les lèvres.
Nous ignorons comment maître Bonhomet s'y était pris; mais, la dixième minute écoulée, le dernier écolier franchissait le seuil de sa porte, donnant le bras au dernier clerc, et disant:
– Oh! oh! le temps est à l'orage chez maître Bonhomet; décampons, ou gare la grêle.
LXXXII Ce qui arriva dans le réduit de maître Bonhomet
Lorsque le capitaine rentra dans le réduit avec un panier de douze bouteilles à la main, Chicot le reçut d'un air tellement ouvert et souriant, que Borromée fut tenté de prendre Chicot pour un niais.
Borromée avait hâte de déboucher les bouteilles qu'il était allé chercher à la cave; mais ce n'était rien, en comparaison de la hâte de Chicot.
Aussi les préparatifs ne furent-ils pas longs. Les deux compagnons, en buveurs expérimentés, demandèrent quelques salaisons, dans le but louable de ne pas laisser éteindre la soif. Ces salaisons leur furent apportées par Bonhomet, auquel chacun d'eux jeta un dernier coup d'œil.
Bonhomet répondit à chacun d'eux; mais si quelqu'un eût pu juger ces deux coups d'œil, il eût trouvé une grande différence entre celui qui était adressé à Borromée et celui qui était adressé à Chicot.
Bonhomet sortit et les deux compagnons commencèrent à boire.
D'abord, comme si l'occupation était trop importante pour que rien dût l'interrompre, les deux buveurs avalèrent bon nombre de rasades sans échanger une seule parole.
Chicot surtout était merveilleux; sans avoir dit autre chose que:
– Par ma foi, voilà du joli bourgogne!
Et:
– Sur mon âme, voilà d'excellent jambon!
Il avait avalé deux bouteilles, c'est-à-dire une bouteille par phrase.
– Pardieu! murmurait à part lui Borromée, voilà une singulière chance que j'ai eue de tomber sur un pareil ivrogne.
À la troisième bouteille, Chicot leva les yeux au ciel.
– En vérité, dit-il, nous buvons d'un train à nous enivrer.
– Bon! ce saucisson est si salé! dit Borromée.
– Ah! cela vous va, dit Chicot, continuons, l'ami, j'ai la tête solide.
Et chacun d'eux avala encore sa bouteille.
Le vin produisait sur les deux compagnons un effet tout opposé: il déliait la langue de Chicot et nouait celle de Borromée.
– Ah! murmura Chicot, tu te tais, l'ami; tu doutes de toi.
– Ah! se dit tout bas Borromée, tu bavardes, donc tu te grises.
– Combien faut-il donc de bouteilles, compère? demanda Borromée.
– Pour quoi faire? dit Chicot.
– Pour être gai.
– Avec quatre, j'ai mon compte.
– Et pour être gris?
– Mettons-en six.
– Et pour être ivre?
– Doublons.
– Gascon! pensa Borromée; il balbutie et n'en est encore qu'à la quatrième.
– Alors nous avons de la marge, dit Borromée, en tirant du panier une cinquième bouteille pour lui et une cinquième pour Chicot.
Seulement Chicot remarquait que des cinq bouteilles rangées à la droite de Borromée, les unes étaient à moitié, les autres aux deux tiers, aucune n'était vide.