Henri se fit reconnaître tant personnellement qu'en nommant son frère. Il fut ardemment questionné et raconta de quelle façon miraculeuse lui et ses compagnons avaient échappé à la mort, mais sans rien dire autre chose.
Remy et sa maîtresse s'assirent silencieusement dans un coin; Henri les alla chercher pour les inviter à s'approcher du feu.
Tous deux étaient encore ruisselants d'eau.
– Madame, dit-il, vous serez respectée ici comme dans votre maison: je me suis permis de dire que vous étiez une de mes parentes, pardonnez-moi.
Et sans attendre les remercîments de ceux auxquels il avait sauvé la vie, Henri s'éloigna pour rejoindre les officiers qui l'attendaient.
Remy et Diane échangèrent un regard qui, s'il eût été vu du comte, eût été le remercîment si bien mérité de son courage et de sa délicatesse.
Les gendarmes d'Aunis auxquels nos fugitifs venaient de demander l'hospitalité, s'étaient retirés en bon ordre après la déroute et le sauve qui peut des chefs.
Partout où il y a homogénéité de position, identité de sentiment et habitude de vivre ensemble, il n'est point rare de voir la spontanéité dans l'exécution après l'unité dans la pensée.
C'est ce qui était arrivé cette nuit même aux gendarmes d'Aunis.
Voyant leurs chefs les abandonner et les autres régiments chercher différents partis pour leur salut, ils s'entregardèrent, serrèrent leurs rangs au lieu de les rompre, mirent leurs chevaux au galop, et sous la conduite d'un de leurs enseignes, qu'ils aimaient fort à cause de sa bravoure, et qu'ils respectaient à un degré égal à cause de sa naissance, ils prirent la route de Bruxelles.
Comme tous les acteurs de cette terrible scène, ils virent tous les progrès de l'inondation et furent poursuivis par les eaux furieuses; mais le bonheur voulut qu'ils rencontrassent sur leur chemin le bourg dont nous avons parlé, position forte à la fois contre les hommes et contre les éléments.
Les habitants, sachant qu'ils étaient en sûreté, n'avaient pas quitté leurs maisons, à part les femmes, les vieillards et les enfants qu'ils avaient envoyés à la ville; aussi les gendarmes d'Aunis en arrivant trouvèrent-ils de la résistance; mais la mort hurlait derrière eux: ils attaquèrent en hommes désespérés, triomphèrent de tous les obstacles, perdirent dix hommes à l'attaque de la chaussée, mais se logèrent et firent décamper les Flamands.
Une heure après, le bourg était entièrement cerné par les eaux, excepté du côté de cette chaussée par laquelle nous avons vu aborder Henri et ses compagnons.
Tel fut le récit que firent à du Bouchage les gendarmes d'Aunis.
– Et le reste de l'armée? demanda Henri.
– Regardez, répondit l'enseigne, à chaque instant passent des cadavres qui répondent à votre question.
– Mais… mais mon frère? hasarda du Bouchage d'une voix étranglée.
– Hélas! monsieur le comte, nous ne pouvons vous en donner de nouvelles certaines; il s'est battu comme un lion; trois fois nous l'avons retiré du feu. Il est certain qu'il avait survécu à la bataille, mais à l'inondation nous ne pouvons le dire.
Henri baissa la tête, et s'abîma dans d'amères réflexions; puis tout à coup:
– Et le duc? demanda-t-il.
L'enseigne se pencha vers Henri, et à voix basse:
– Comte, dit-il, le duc s'était sauvé des premiers. Il était monté sur un cheval blanc sans aucune tache qu'une étoile noire au front. Eh bien! tout à l'heure, nous avons vu passer le cheval au milieu d'un amas de débris; la jambe d'un cavalier était prise dans l'étrier et surnageait à la hauteur de la selle.
– Grand Dieu! s'écria Henri.
– Grand Dieu! murmura Remy qui, à ces mots du comte: «Et le duc!» s'étant levé, venait d'entendre ce récit, et dont les yeux se reportèrent vivement sur sa pâle compagne.
– Après? demanda le comte.
– Oui, après? balbutia Remy.
– Eh bien! dans le remous que formait l'eau à l'angle de cette digue, un de mes hommes s'aventura pour saisir les rênes flottantes du cheval; il l'atteignit, souleva l'animal expiré. Nous vîmes alors apparaître la botte blanche et l'éperon d'or que portait le duc. Mais, au même instant, l'eau s'enfla comme si elle se fût indignée de se voir arracher sa proie. Mon gendarme lâcha prise pour n'être point entraîné, et tout disparut. Nous n'aurons pas même la consolation de donner une sépulture chrétienne à notre prince.
– Mort! mort, lui aussi, l'héritier de la couronne, quel désastre!
Remy se retourna vers sa compagne, et avec une expression impossible à rendre:
– Il est mort, madame! dit-il, vous voyez.
– Soit loué le Seigneur qui m'épargne un crime, répondit-elle, en levant en signe de reconnaissance les mains et les yeux au ciel.
– Oui, mais il nous enlève la vengeance, répondit Remy.
– Dieu a toujours le droit de se souvenir. La vengeance n'appartient à l'homme que lorsque Dieu oublie.
Le comte voyait avec une espèce d'effroi cette exaltation des deux étranges personnages qu'il avait sauvés de la mort; il les observait de loin de l'œil et cherchait inutilement, pour se faire une idée de leurs désirs ou de leurs craintes, commenter leurs gestes et l'expression de leurs physionomies.
La voix de l'enseigne le tira de sa contemplation.
– Mais vous-même, comte, demanda celui-ci, qu'allez-vous faire?
Le comte tressaillit.
– Moi? dit-il.
– Oui, vous.
– J'attendrai ici que le corps de mon frère passe devant moi, répliqua le jeune homme avec l'accent d'un sombre désespoir; alors moi aussi je tâcherai de l'attirer à terre, pour lui donner une sépulture chrétienne, et croyez-moi, une fois que je le tiendrai, je ne l'abandonnerai pas.
Ces mots sinistres furent entendus de Remy, et il adressa au jeune homme un regard plein d'affectueux reproches.
Quant à la dame, depuis que l'enseigne avait annoncé cette mort du duc d'Anjou, elle n'entendait plus rien, elle priait.