– Comme vous voudrez, dit Coconnas; pourvu que je joue, peu m’importe quoi.
– Jouons donc, dit La Mole en ramassant ses cartes et en les rangeant dans sa main.
– Oui, jouez et jouez de confiance; car, dussé-je perdre cent écus d’or comme les vôtres, j’aurai demain matin de quoi les payer.
– La fortune vous viendra donc en dormant?
– Non, c’est moi qui irai la trouver.
– Où cela, dites-moi? j’irai avec vous!
– Au Louvre.
– Vous y retournez cette nuit?
– Oui, cette nuit j’ai une audience particulière du grand duc de Guise.
Depuis que Coconnas avait parlé d’aller chercher fortune au Louvre, La Hurière s’était interrompu de fourbir sa salade et s’était venu placer derrière la chaise de La Mole, de manière que Coconnas seul le pût voir, et de là il lui faisait des signes que le Piémontais, tout à son jeu et à sa conversation, ne remarquait pas.
– Eh bien, voilà qui est miraculeux! dit La Mole, et vous aviez raison de dire que nous étions nés sous une même étoile. Moi aussi j’ai rendez-vous au Louvre cette nuit; mais ce n’est pas avec le duc de Guise, moi, c’est avec le roi de Navarre.
– Avez-vous un mot d’ordre, vous?
– Oui.
– Un signe de ralliement?
– Non.
– Eh bien, j’en ai un, moi. Mon mot d’ordre est… À ces paroles du Piémontais, La Hurière fit un geste si expressif, juste au moment où l’indiscret gentilhomme relevait la tête, que Coconnas s’arrêta pétrifié bien plus de ce geste encore que du coup par lequel il venait de perdre trois écus. En voyant l’étonnement qui se peignait sur le visage de son partner, La Mole se retourna; mais il ne vit pas autre chose que son hôte derrière lui, les bras croisés et coiffé de la salade qu’il lui avait vu fourbir l’instant auparavant.
– Qu’avez-vous donc? dit La Mole à Coconnas. Coconnas regardait l’hôte et son compagnon sans répondre, car il ne comprenait rien aux gestes redoublés de maître La Hurière. La Hurière vit qu’il devait venir à son secours:
– C’est que, dit-il rapidement, j’aime beaucoup le jeu, moi, et comme je m’étais approché pour voir le coup sur lequel vous venez de gagner, monsieur m’aura vu coiffé en guerre, et cela l’aura surpris de la part d’un pauvre bourgeois.
– Bonne figure, en effet! s’écria La Mole en éclatant de rire.
– Eh, monsieur! répliqua La Hurière avec une bonhomie admirablement jouée et un mouvement d’épaule plein du sentiment de son infériorité, nous ne sommes pas des vaillants, nous autres, et nous n’avons pas la tournure raffinée. C’est bon pour les braves gentilshommes comme vous de faire reluire les casques dorés et les fines rapières, et pourvu que nous montions exactement notre garde…
– Ah! ah! dit La Mole en battant les cartes à son tour, vous montez votre garde?
– Eh! mon Dieu, oui, monsieur le comte; je suis sergent d’une compagnie de milice bourgeoise.
Et cela dit, tandis que La Mole était occupé à donner les cartes, La Hurière se retira en posant un doigt sur ses lèvres pour recommander la discrétion à Coconnas, plus interdit que jamais.
Cette précaution fut cause sans doute qu’il perdit le second coup presque aussi rapidement qu’il venait de perdre le premier.
– Eh bien, dit La Mole, voilà qui fait juste vos six écus! Voulez-vous votre revanche sur votre fortune future?
– Volontiers, dit Coconnas, volontiers.
– Mais avant de vous engager plus avant, ne me disiez-vous pas que vous aviez rendez-vous avec M. de Guise?
Coconnas tourna ses regards vers la cuisine et vit les gros yeux de La Hurière qui répétaient le même avertissement.
– Oui, dit-il; mais il n’est pas encore l’heure. D’ailleurs, parlons un peu de vous, monsieur de la Mole.
– Nous ferions mieux, je crois, de parler du jeu, mon cher monsieur de Coconnas, car, ou je me trompe fort, ou me voilà encore en train de vous gagner six écus.
– Mordi! c’est la vérité… On me l’avait toujours dit, que les huguenots avaient du bonheur au jeu. J’ai envie de me faire huguenot, le diable m’emporte!
Les yeux de La Hurière étincelèrent comme deux charbons; mais Coconnas, tout à son jeu, ne les aperçut pas.
– Faites, comte, faites, dit La Mole, et quoique la façon dont la vocation vous est venue soit singulière, vous serez le bien reçu parmi nous.
Coconnas se gratta l’oreille.
– Si j’étais sûr que votre bonheur vient de là, dit-il, je vous réponds bien… car, enfin, je ne tiens pas énormément à la messe, moi, et dès que le roi n’y tient pas non plus…
– Et puis… c’est une si belle religion, dit La Mole, si simple, si pure!
– Et puis… elle est à la mode, dit Coconnas, et puis… elle porte bonheur au jeu, car, le diable m’emporte! il n’y a d’as que pour vous; et cependant je vous examine depuis que nous avons les cartes aux mains: vous jouez franc jeu, vous ne trichez pas… il faut que ce soit la religion…
– Vous me devez six écus de plus, dit tranquillement La Mole.
– Ah! comme vous me tentez! dit Coconnas, et si cette nuit je ne suis pas content de M. de Guise…
– Eh bien?
– Eh bien, demain je vous demande de me présenter au roi de Navarre; et, soyez tranquille, si une fois je me fais huguenot, je serai plus huguenot que Luther, que Calvin, que Mélanchthon et que tous les réformistes de la terre.
– Chut! dit La Mole, vous allez vous brouiller avec notre hôte.
– Oh! c’est vrai! dit Coconnas en tournant les yeux vers la cuisine. Mais non, il ne nous écoute pas; il est trop occupé en ce moment.
– Que fait-il donc? dit La Mole, qui, de sa place, ne pouvait l’apercevoir.
– Il cause avec… Le diable m’emporte! c’est lui!
– Qui, lui?
– Cette espèce d’oiseau de nuit avec lequel il causait déjà quand nous sommes arrivés, l’homme au pourpoint jaune et au manteau amadou. Mordi! quel feu il y met! Eh! dites donc, maître La Hurière! est-ce que vous faites de la politique, par hasard?
Mais cette fois la réponse de maître La Hurière fut un geste si énergique et si impérieux, que, malgré son amour pour le carton peint, Coconnas se leva et alla à lui.
– Qu’avez-vous donc? demanda La Mole.
– Vous demandez du vin, mon gentilhomme? dit La Hurière saisissant vivement la main de Coconnas, on va vous en donner. Grégoire! du vin à ces messieurs!
Puis à l’oreille:
– Silence, lui glissa-t-il, silence, sur votre vie! et congédiez votre compagnon.
La Hurière était si pâle, l’homme jaune si lugubre, que Coconnas ressentit comme un frisson, et se retournant vers La Mole:
– Mon cher monsieur de la Mole, lui dit-il, je vous prie de m’excuser. Voilà cinquante écus que je perds en un tour de main. Je suis en malheur ce soir, et je craindrais de m’embarrasser.
– Fort bien, monsieur, fort bien, dit La Mole, à votre aise. D’ailleurs, je ne suis point fâché de me jeter un instant sur mon lit. Maître La Hurière! …
– Monsieur le comte?
– Si l’on venait me chercher de la part du roi de Navarre, vous me réveilleriez. Je serai tout habillé, et par conséquent vite prêt.
– C’est comme moi, dit Coconnas; pour ne pas faire attendre Son Altesse un seul instant, je vais me préparer le signe. Maître La Hurière, donnez-moi des ciseaux et du papier blanc.
– Grégoire! cria La Hurière, du papier blanc pour écrire une lettre, des ciseaux pour en tailler l’enveloppe!
– Ah çà, décidément, se dit à lui-même le Piémontais, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire.
– Bonsoir, monsieur de Coconnas! dit La Mole. Et vous, mon hôte, faites-moi l’amitié de me montrer le chemin de ma chambre. Bonne chance, notre ami!
Et La Mole disparut dans l’escalier tournant, suivi de La Hurière. Alors l’homme mystérieux saisit à son tour le bras de Coconnas, et, l’attirant à lui, il lui dit avec volubilité:
– Monsieur, vous avez failli révéler cent fois un secret duquel dépend le sort du royaume. Dieu a voulu que votre bouche fût fermée à temps. Un mot de plus, et j’allais vous abattre d’un coup d’arquebuse. Maintenant nous sommes seuls, heureusement, écoutez.