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– Moi! dit vivement La Mole en tressaillant, car en effet il demeurait toujours comme ébloui par la vision qui lui était apparue; non, mais le lieu où nous nous trouvons fait naître dans mon esprit une foule de réflexions.

– Philosophiques, n’est-ce pas? c’est comme moi. Quand vous êtes entré, justement, toutes les recommandations de mon précepteur me revenaient à l’esprit. Monsieur le comte, connaissez-vous Plutarque?

– Comment donc! dit La Mole en souriant, c’est un de mes auteurs favoris.

– Eh bien, continua Coconnas gravement, ce grand homme ne me paraît pas s’être abusé quand il compare les dons de la nature à des fleurs brillantes, mais éphémères, tandis qu’il regarde la vertu comme une plante balsamique d’un impérissable parfum et d’une efficacité souveraine pour la guérison des blessures.

– Est-ce que vous savez le grec, monsieur de Coconnas? dit La Mole en regardant fixement son interlocuteur.

– Non pas; mais mon précepteur le savait, et il m’a fort recommandé, lorsque je serais à la cour, de discourir sur la vertu. Cela, dit-il, a fort bon air. Aussi, je suis cuirassé sur ce sujet, je vous en avertis. À propos, avez-vous faim?

– Non.

– Il me semblait cependant que vous teniez à la volaille embrochée de la Belle-Étoile; moi, je meurs d’inanition.

– Eh bien, monsieur de Coconnas, voici une belle occasion d’utiliser vos arguments sur la vertu et de prouver votre admiration pour Plutarque, car ce grand écrivain dit quelque part: Il est bon d’exercer l’âme à la douleur et l’estomac à la faim. Prepon esti tên men psuchên odunê, ton de gastéra semô askeïn.

Ah ça! vous le savez donc, le grec? s’écria Coconnas stupéfait.

– Ma foi, oui! répondit La Mole; mon précepteur me l’a appris, à moi.

– Mordi! comte, votre fortune est assurée en ce cas; vous ferez des vers avec le roi Charles IX, et vous parlerez grec avec la reine Marguerite.

– Sans compter, ajouta La Mole en riant, que je pourrai encore parler gascon avec le roi de Navarre.

En ce moment, l’issue de la galerie qui aboutissait chez le roi s’ouvrit; un pas retentit, on vit dans l’obscurité une ombre s’approcher. Cette ombre devint un corps. Ce corps était celui de M. de Besme.

Il regarda les deux jeunes gens sous le nez, afin de reconnaître le sien, et fit signe à Coconnas de le suivre.

Coconnas salua de la main La Mole.

De Besme conduisit Coconnas à l’extrémité de la galerie, ouvrit une porte, et se trouva avec lui sur la première marche d’un escalier.

Arrivé là, il s’arrêta, et regardant tout autour de lui, puis en haut, puis en bas:

– Monsir de Gogonnas, dit-il, où temeurez-fous?

– À l’auberge de la Belle-Étoile, rue de l’Arbre-Sec.

– Pon, pon! être à teux pas t’izi… Rentez-fous fite à fotre hodel, et ste nuit… Il regarda de nouveau autour de lui.

– Eh bien, cette nuit? demanda Coconnas.

– Eh pien, ste nuit, refenez ici afec un groix planche à fotre jabeau. Li mot di basse, il sera Gouise. Chut! pouche glose.

– Mais à quelle heure dois-je venir?

– Gand fous ententrez le doguesin.

– Comment, le doguesin? demanda Coconnas.

– Foui, le doguesin: pum! pum! …

– Ah! le tocsin?

– Oui, c’être cela que che tisais.

– C’est bien! on y sera, dit Coconnas.

Et saluant de Besme, il s’éloigna en se demandant tout bas:

– Que diable veut-il donc dire, et à propos de quoi sonnera-t-on le tocsin? N’importe! je persiste dans mon opinion: c’est un charmant Tédesco que M. de Besme. Si j’attendais le comte de La Mole?… Ah! ma foi, non; il est probable qu’il soupera avec le roi de Navarre.

Et Coconnas se dirigea vers la rue de l’Arbre-Sec, où l’attirait comme un aimant l’enseigne de la Belle-Étoile.

Pendant ce temps une porte de la galerie correspondant aux appartements du roi de Navarre s’ouvrit, et un page s’avança vers M. de La Mole.

– C’est bien vous qui êtes le comte de La Mole? dit-il.

– C’est moi-même.

– Où demeurez-vous?

– Rue de l’Arbre-Sec, à la Belle-Étoile.

– Bon! c’est à la porte du Louvre. Écoutez… Sa Majesté vous fait dire qu’elle ne peut vous recevoir en ce moment; peut-être cette nuit vous enverra-t-elle chercher. En tout cas, si demain matin vous n’aviez pas reçu de ses nouvelles, venez au Louvre.

– Mais si la sentinelle me refuse la porte?

– Ah! c’est juste… Le mot de passe est Navarre; dites ce mot, et toutes les portes s’ouvriront devant vous.

– Merci.

– Attendez, mon gentilhomme; j’ai ordre de vous reconduire jusqu’au guichet, de peur que vous ne vous perdiez dans le Louvre.

– À propos, et Coconnas? se dit La Mole à lui-même quand il se trouva hors du palais. Oh! il sera resté à souper avec le duc de Guise.

Mais en rentrant chez maître La Hurière, la première figure qu’aperçut notre gentilhomme fut celle de Coconnas attablé devant une gigantesque omelette au lard.

– Oh! oh! s’écria Coconnas en riant aux éclats, il paraît que vous n’avez pas plus dîné chez le roi de Navarre que je n’ai soupé chez M. de Guise.

– Ma foi, non.

– Et la faim vous est-elle venue?

– Je crois que oui.

– Malgré Plutarque?

– Monsieur le comte, dit en riant La Mole, Plutarque dit dans un autre endroit: «Qu’il faut que celui qui a partage avec celui qui n’a pas.» Voulez-vous, pour l’amour de Plutarque, partager votre omelette avec moi, nous causerons de la vertu en mangeant?

– Oh! ma foi, non, dit Coconnas; c’est bon quand on est au Louvre, qu’on craint d’être écouté et qu’on a l’estomac vide. Mettez-vous là, et soupons.

– Allons, je vois que décidément le sort nous a faits inséparables. Couchez-vous ici?

– Je n’en sais rien.

– Ni moi non plus.

– En tout cas je sais bien où je passerai la nuit, moi.

– Où cela?

– Où vous la passerez vous-même, c’est immanquable.

Et tous deux se mirent à rire, en faisant de leur mieux honneur à l’omelette de maître La Hurière.

VI. La dette payée

Maintenant, si le lecteur est curieux de savoir pourquoi M. de La Mole n’avait pas été reçu par le roi de Navarre, pourquoi M. de Coconnas n’avait pu voir M. de Guise, et enfin pourquoi tous deux, au lieu de souper au Louvre avec des faisans, des perdrix et du chevreuil, soupaient à l’hôtel de la Belle-Étoile avec une omelette au lard, il faut qu’il ait la complaisance de rentrer avec nous au vieux palais des rois et de suivre la reine Marguerite de Navarre que La Mole avait perdue de vue à l’entrée de la grande galerie.

Tandis que Marguerite descendait cet escalier, le duc Henri de Guise, qu’elle n’avait pas revu depuis la nuit de ses noces, était dans le cabinet du roi. À cet escalier que descendait Marguerite, il y avait une issue. À ce cabinet où était M. de Guise, il y avait une porte. Or, cette porte et cette issue conduisaient toutes deux à un corridor, lequel corridor conduisait lui-même aux appartements de la reine mère Catherine de Médicis.

Catherine de Médicis était seule, assise près d’une table, le coude appuyé sur un livre d’heures entr’ouvert, et la tête posée sur sa main encore remarquablement belle, grâce au cosmétique que lui fournissait le Florentin René, qui réunissait la double charge de parfumeur et d’empoisonneur de la reine mère.

La veuve de Henri II était vêtue de ce deuil qu’elle n’avait point quitté depuis la mort de son mari. C’était à cette époque une femme de cinquante-deux à cinquante-trois ans à peu près, qui conservait, grâce à son embonpoint plein de fraîcheur, les traits de sa première beauté. Son appartement, comme son costume, était celui d’une veuve. Tout y était d’un caractère sombre: étoffes, murailles, meubles. Seulement, au-dessus d’une espèce de dais couvrant un fauteuil royal, où pour le moment dormait couchée la petite levrette favorite de la reine mère, laquelle lui avait été donnée par son gendre Henri de Navarre et avait reçu le nom mythologique de Phébé, on voyait peint au naturel un arc-en-ciel entouré de cette devise grecque que le roi François Ier lui avait donnée: Phôs pherei ê de kai aïthzên, et qui peut se traduire par ce vers français:

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