Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Et toi, mon brave, tu n’es rien de plus qu’un imbécile; excuse ma franchise. Maintenant, en voilà assez! je suppose que tu le comprends de toi-même, ajouta-t-elle dans un subit accès d’indignation.

– C’est l’exacte vérité! répondit Lébédev en s’inclinant avec un profond respect.

– Dites-moi, monsieur Lébédev, on prétend que vous interprétez l’Apocalypse. Est-ce vrai? demanda Aglaé.

– C’est l’exacte vérité!… Voici quinze ans que je l’interprète.

– J’ai entendu parler de vous. Je crois même qu’il a été question de vous dans les journaux.

– Non; les journaux ont parlé d’un autre commentateur; il est mort et je l’ai remplacé, reprit Lébédev qui ne se tenait plus de joie.

– Faites-moi le plaisir, puisque nous sommes voisins, de venir un jour m’interpréter quelques passages de l’Apocalypse. Je n’y comprends goutte.

– Je ne puis me dispenser de vous prévenir, Aglaé Ivanovna, que tout cela n’est de sa part que du charlatanisme, croyez-m’en! fit précipitamment le général Ivolguine qui, assis à côté d’Aglaé, était au supplice de ne pouvoir se mêler à la conversation. – Évidemment, la vie à la campagne a ses droits comme aussi ses plaisirs, continua-t-il. Recevoir chez soi un pareil intrus pour se faire expliquer l’Apocalypse, c’est une fantaisie comme une autre, voire une fantaisie d’une ingéniosité remarquable, mais je… Vous avez l’air de me regarder avec surprise? Permettez que je me présente: général Ivolguine. Je vous ai portée sur mes bras, Aglaé Ivanovna.

– Charmée de faire votre connaissance. Je connais Barbe Ardalionovna et Nina Alexandrovna, murmura Aglaé qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.

Elisabeth Prokofievna se fâcha tout rouge… La colère trop longtemps contenue dans son cœur avait besoin de s’épancher. Elle ne pouvait supporter le général Ivolguine qu’elle avait connu autrefois, il y avait fort longtemps.

– Tu mens, mon cher, selon ton habitude! Tu n’as jamais porté ma fille sur tes bras, lui dit-elle avec emportement.

– Vous l’avez oublié, maman, mais c’est, ma foi, vrai qu’il m’a portée, confirma soudain Aglaé. C’était à Tver, où nous habitions alors. J’avais six ans et je m’en souviens. Il m’a fait une flèche et un arc, il m’a appris à tirer et j’ai tué un pigeon. Vous ne vous rappelez pas que nous avons tué ensemble un pigeon?

– Et moi, il m’a donné un casque en carton et une épée de bois; je m’en souviens également! s’écria Adélaïde.

– Moi aussi, je m’en souviens! renchérit Alexandra. Vous vous êtes même querellées à propos du pigeon blessé et on vous a mises chacune dans un coin. Adélaïde a dû rester plantée là avec son casque et son épée.

En rappelant à Aglaé qu’il l’avait portée dans ses bras, le général avait seulement voulu dire quelque chose pour lier conversation, comme il en usait avec tous les jeunes gens dont il jugeait opportun de faire la connaissance. Mais, comme par un fait exprès, il se trouva cette fois-ci qu’il était tombé juste en évoquant une circonstance véridique qu’il avait lui-même oubliée. Si bien que lorsque Aglaé eut inopinément attesté qu’ils avaient tué ensemble un pigeon, la mémoire lui revint d’un seul coup et il se rappela tout dans les moindres détails, comme il advient souvent aux vieilles gens qui remémorent un passé lointain. Il serait difficile de dire ce qui, dans cette évocation, fit impression sur le pauvre général, un peu gris comme à son ordinaire; toujours est-il qu’il en parut vivement ému.

– Je me rappelle, oui je me rappelle tout! s’exclama-t-il. J’étais alors capitaine en second. Vous étiez si petite, si mignonne! Nina Alexandrovna…, Gania… C’était le temps où… j’étais reçu chez vous. Ivan Fiodorovitch…

– Et tu vois à quoi tu en es arrivé maintenant! reprit la générale. Cependant la boisson n’a pas étouffé en toi les sentiments nobles, puisque tu t’attendris ainsi sur ce souvenir. Mais tu as martyrisé ta femme. Au lieu de donner l’exemple à tes enfants, tu te fais mettre à la prison pour dettes. Va-t’en d’ici, mon ami! retire-toi n’importe où, derrière la porte, dans un coin, et pleure en te rappelant ton innocence d’antan; peut-être Dieu te pardonnera-t-il! Allons, va! je te parle sérieusement.

Pour se corriger, il n’y a rien de tel que de se souvenir du passé avec contrition.

Ce n’était pas la peine d’insister: le général avait la sensibilité aiguë des gens qui ont l’habitude de boire et il lui était pénible, comme à tous les déclassés, de se remémorer les jours heureux. Il se leva et se dirigea vers la porte avec une telle docilité qu’Elisabeth Prokofievna le prit aussitôt en pitié.

– Ardalion Ardalionovitch, mon ami, s’écria-t-elle en le rappelant, attends une minute! nous sommes tous pécheurs; quand tu sentiras que ta conscience est un peu calmée, viens me voir, nous consacrerons un moment à causer du passé. Qui sait si je n’ai pas commis cinquante fois plus de péchés que toi? Mais maintenant adieu, va-t’en! tu n’as rien à faire ici…, ajouta-t-elle brusquement, effrayée de le voir revenir.

– Vous feriez mieux pour le moment de ne pas le suivre, dit le prince à Kolia dont le premier mouvement avait été d’emboîter le pas à son père. Sans cela, dans un instant il sera de mauvaise humeur et c’en sera fait de ses bonnes dispositions.

– C’est juste; laisse-le; tu iras le retrouver dans une demi-heure, décida Elisabeth Prokofievna.

– Voilà ce que c’est que de dire, une fois dans sa vie, la vérité à quelqu’un: il en a été ému jusqu’aux larmes! risqua Lébédev.

Elisabeth Prokofievna le remit incontinent à sa place:

– Et toi aussi, mon bon ami, tu dois être un joli monsieur, si ce que j’ai entendu dire est vrai!

La situation respective de tous les visiteurs réunis sur la terrasse se précisait peu à peu. Le prince sut naturellement apprécier à sa juste valeur le témoignage de sympathie dont il était l’objet de la part de la générale et de ses filles. Il leur dit d’un ton sincère qu’il avait eu, avant leur visite, l’intention bien arrêtée de se présenter chez elles le jour même, malgré son état de santé et l’heure tardive. Elisabeth Prokofievna répondit, en jetant un regard de dédain sur les visiteurs, qu’il était encore temps de mettre ce projet à exécution. Ptitsine, homme poli et très conciliant, ne tarda pas à se lever et se retira dans l’appartement de Lébédev; il aurait vivement désiré emmener celui-ci, mais il n’en obtint que la promesse d’être bientôt rejoint par lui. Barbe qui s’entretenait avec les jeunes filles ne bougea pas. Gania et elle étaient fort aises du départ du général. Gania s’en alla peu après Ptitsine. Pendant les quelques minutes qu’il avait passées sur la terrasse en présence des Epantchine, il avait eu une contenance modeste et digne et ne s’était pas troublé sous le regard dominateur d’Elisabeth Prokofievna, qui par deux fois l’avait toisé de la tête aux pieds. Il pouvait, en vérité, paraître très changé à ceux qui l’avaient connu précédemment. Son attitude fit une impression tout à fait favorable sur Aglaé.

– C’est, je crois, Gabriel Ardalionovitch qui vient de sortir? demanda-t-elle à brûle-pourpoint, comme elle aimait parfois à le faire en interrompant à haute voix la conversation des autres personnes et en parlant à la cantonade.

– C’est lui, répondit le prince.

– C’est à peine si je l’ai reconnu, fit Aglaé. Il a beaucoup changé… et à son avantage.

– J’en suis enchanté pour lui, dit le prince.

– Il a été très malade, ajouta Barbe sur un ton de commisération où perçait une joie secrète.

– En quoi a-t-il changé à son avantage? demanda Elisabeth Prokofievna avec un accent de colère et presque d’effroi. – Où as-tu pris cela? Je ne trouve rien de mieux en lui. Que trouves-tu toi?

– Il n’y a rien de mieux qu’un «chevalier pauvre», s’exclama tout à coup Kolia, qui se tenait toujours près de la chaise d’Elisabeth Prokofievna.

– C’est aussi mon avis, dit en riant le prince Stch…

77
{"b":"103512","o":1}