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Habituellement assez peu claire, l’entrée de l’hôtel était à ce moment-là en pleine obscurité, à cause de l’approche de l’orage qui avait assombri cette fin de journée. À l’instant même où le prince rentrait, cet orage éclata et une pluie torrentielle commença à tomber. Lorsque après un bref arrêt sur le pas extérieur de la porte, il se remit en marche, il aperçut tout à coup au fond, dans la pénombre, un homme qui se tenait au pied de l’escalier. Cet homme avait l’air d’attendre quelque chose, mais il disparut en un clin d’œil. N’ayant pu discerner ses traits, le prince eût été fort empêché de dire au juste qui c’était, d’autant que beaucoup de gens passaient par là; il y a, dans un hôtel, un mouvement incessant de personnes qui entrent, traversent les couloirs et sortent. Cependant il acquit sur-le-champ la conviction absolue, inébranlable, qu’il avait reconnu cet homme et que ce ne pouvait être que Rogojine. Un instant après il se précipita sur ses pas dans l’escalier. Son cœur défaillait. «Tout va s’éclaircir!», se dit-il avec une singulière assurance.

L’escalier dans lequel le prince s’était élancé menait aux couloirs du premier et du second étages. Construit en pierre, comme ceux de toutes les vieilles maisons, il était sombre et étroit et montait autour d’un pilier massif. Au premier palier, un évidement ménagé dans ce pilier formait une sorte de niche qui n’avait pas plus d’un pas en largeur et un demi-pas en profondeur. Un homme pouvait y tenir. En arrivant à ce palier le prince remarqua aussitôt, malgré l’obscurité, que quelqu’un se dissimulait dans la niche. Son premier mouvement fut de passer outre, sans regarder à sa droite. Mais à peine avait-il fait un pas qu’il ne put se contenir et tourna la tête.

Alors, les deux yeux de l’après-midi, les mêmes yeux, croisèrent soudainement les siens. L’homme caché dans la niche avait fait un pas pour en sortir. Pendant une seconde tous deux restèrent face à face, se touchant presque. Brusquement le prince empoigna l’homme par les deux épaules et l’entraîna dans l’escalier, vers le jour, pour le mieux dévisager.

Les yeux de Rogojine étincelèrent et un sourire de rage crispa ses lèvres. Il leva sa main droite dans laquelle brillait un objet. Le prince n’eut pas l’idée de le retenir. Il se rappela seulement plus tard avoir poussé ce cri:

– Parfione, je ne le crois pas!

Il lui sembla alors que quelque chose s’ouvrait soudain devant lui; une lumière intérieure d’un éclat extraordinaire éclaira son âme. Peut-être ne fût-ce l’affaire que d’une demi-seconde; le prince n’en garda pas moins un souvenir clair et conscient du premier accent de l’horrible cri qui s’échappa de sa poitrine et que toutes ses forces eussent été impuissantes à réprimer. Puis la conscience s’éteignit instantanément en lui et il se trouva plongé au sein des ténèbres.

Il était en proie à une attaque d’épilepsie, ce qui ne lui était pas arrivé depuis très longtemps. On sait avec quelle soudaineté se déclarent ces attaques. À ce moment, la figure et surtout le regard du patient s’altèrent d’une manière aussi rapide qu’incroyable. Des convulsions et des mouvements spasmodiques contractent tout son corps et les traits de son visage. Des gémissements épouvantables, qu’on ne peut ni s’imaginer ni comparer à rien, sortent de sa poitrine; ils n’ont rien d’humain et il est difficile, sinon impossible, de se figurer, lorsqu’on les entend, qu’ils sont exhalés par ce malheureux. On croirait plutôt qu’ils émanent d’un autre être qui se trouverait à l’intérieur du malade. C’est ainsi du moins que beaucoup de personnes définissent leur impression. Sur nombre de gens, la vue de l’épileptique durant sa crise produit un indicible effet de terreur.

Il y a lieu de croire que Rogojine éprouva cette brusque sensation d’épouvante; venant s’ajouter à tant d’autres émotions, elle l’immobilisa sur place et sauva le prince du coup de couteau qui allait inévitablement s’abattre sur lui. Rogojine n’avait pas eu le temps de se rendre compte de l’attaque qui terrassait son adversaire. Mais, ayant vu celui-ci chanceler et tomber soudainement à la renverse dans l’escalier, la nuque portant contre une marche de pierre, il était descendu quatre à quatre en évitant le corps étendu et s’était enfui de l’hôtel presque comme un fou.

Les convulsions et les spasmes du malade firent glisser son corps de marche en marche (il n’y en avait que quinze) jusqu’au bas de l’escalier. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que sa découverte provoqua un attroupement. Une flaque de sang autour de la tête fit naître des doutes: était-on en présence d’un accident ou d’un crime? Bientôt cependant, quelques personnes se rendirent compte qu’il s’agissait d’un cas d’épilepsie. Un garçon de l’hôtel reconnut dans le prince un client arrivé le matin. Les derniers doutes furent enfin dissipés grâce à une heureuse occurrence.

Kolia Ivolguine, qui avait promis d’être à la Balance à quatre heures et qui, changeant d’avis, s’était rendu à Pavlovsk, refusa, pour une raison inattendue, le dîner chez la générale Epantchine. Il regagna Pétersbourg et se rendit en hâte à la Balance où il était de retour vers les sept heures du soir. Ayant trouvé le billet qui lui annonçait que le prince était en ville, il courut à l’adresse indiquée. On lui apprit à l’hôtel que celui-ci était sorti. Il descendit à la salle à manger et l’attendit en prenant le thé et en écoutant l’orgue mécanique. Le hasard voulut qu’il entendît raconter que quelqu’un avait eu une attaque d’épilepsie. Poussé par un pressentiment justifié il se précipita sur le lieu de l’accident et reconnut le prince. On prit aussitôt les mesures nécessaires: le malade fut remonté dans sa chambre. Bien que revenu à lui, il fut assez long à retrouver toute sa connaissance. Le médecin, appelé pour examiner les plaies de la tête, prescrivit des cataplasmes et déclara que ces contusions n’offraient aucun danger. Au bout d’une heure le prince avait repris pleine conscience de ce qui l’entourait; Kolia le transporta alors en voiture de l’hôtel à la maison de Lébédev. Ce dernier accueillit le malade avec les plus vives démonstrations d’empressement et d’obséquiosité. À cause de lui il précipita même le départ pour la campagne: trois jours après, tout le monde était à Pavlovsk.

VI

La villa de Lébédev était petite mais confortable et même jolie. La partie mise en location était décorée avec un soin particulier. À l’entrée de l’habitation, sur la terrasse qui la séparait de la rue, des orangers, des citronniers et des jasmins étaient disposés dans de grands baquets peints en vert, qui, selon le calcul de Lébédev, devaient produire le plus heureux effet. Quelques-uns de ces arbustes avaient été acquis par lui avec le fonds, et l’impression qu’il avait éprouvée en les voyant alignés sur la terrasse avait été si séduisante qu’il avait profité d’une vente aux enchères pour en acheter d’autres. Lorsque toutes ces plantes eurent été transportées dans la villa et mises en place, il descendit plusieurs fois par jour les degrés de la terrasse pour contempler, de la rue, le coup d’œil qu’elles offraient, en supputant chaque fois la majoration qu’il allait exiger de son futur locataire.

La villa plut beaucoup au prince, qui était resté affaibli, abattu et physiquement brisé. En fait, dès son arrivée à Pavlovsk, c’est-à-dire le troisième jour après son accès, il avait à peu près recouvré l’apparence de la santé; mais il ne se sentait pas encore complètement remis. Il avait été heureux de voir du monde autour de lui durant ces trois jours: Kolia, qui ne le quittait presque pas, la famille Lébédev (sauf le neveu qui avait décampé on ne savait où) et Lébédev lui-même. Il avait même pris plaisir à la visite que le général Ivolguine lui avait faite à Pétersbourg, avant son départ.

Le soir même de son arrivée à Pavlovsk, un assez grand nombre de familiers s’étaient, malgré l’heure, réunis autour de lui sur la terrasse: il vit d’abord arriver Gania, qu’il eut peine à reconnaître tant il était changé et amaigri; ensuite Barbe et Ptitsine, qui villégiaturaient également à Pavlovsk. Le général Ivolguine était presque constamment chez Lébédev; c’était à croire qu’il l’avait suivi dans son déménagement. Lébédev faisait tout son possible pour le retenir près de lui et l’empêcher d’approcher le prince. Il le traitait en ami et ils avaient tous deux l’air de se connaître de longue date. Le prince les vit à diverses reprises, durant ces trois jours, engager de longues conversations: ils criaient et semblaient même débattre des questions scientifiques, ce qui était apparemment du goût de Lébédev. On eût dit que celui-ci ne pouvait plus se passer du général. Au reste il prenait les mêmes précautions vis-à-vis de sa famille, par égard pour le prince, depuis leur installation dans la villa; sous prétexte de ne pas le déranger, il ne laissait personne approcher de son hôte; il frappait du pied et courait après ses enfants aussitôt qu’ils faisaient mine d’aller sur la terrasse où se trouvait le prince, bien que celui-ci eût prié qu’on ne les éloignât point. Véra elle-même, avec le bébé sur les bras, n’échappait pas à ses vivacités.

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