Le général sortit sans que le prince eût réussi à l’entretenir de son affaire, en dépit de trois ou quatre tentatives. Gania alluma une cigarette et en offrit une au prince, qui accepta mais n’essaya pas de lier conversation, par crainte de déranger, et se mit à inspecter le cabinet. Gania jeta à peine un coup d’œil sur le papier couvert de chiffres que le général lui avait dit d’examiner. Il était ailleurs. Son sourire, son regard et son expression pensive parurent encore plus pénibles au prince lorsqu’ils se trouvèrent en tête à tête. Soudain il s’approcha de celui-ci, qui était tombé de nouveau en arrêt devant le portrait de Nastasie Philippovna.
– Alors cette femme vous plaît, prince? demanda-t-il brusquement en fixant sur lui un regard pénétrant, comme s’il nourrissait une intention très arrêtée.
– C’est un visage extraordinaire! répondit le prince, et je suis convaincu que la destinée de cette femme ne doit pas être banale. Sa physionomie est gaie, et cependant elle a dû beaucoup souffrir, n’est-ce pas? On le lit dans son regard et aussi dans ces deux petites protubérances qui forment comme deux points sous les yeux, à la naissance des joues. La figure est fière à l’excès; mais je ne vois pas si elle est bonne ou mauvaise. Puisse-t-elle être bonne: tout serait sauvé!
– Épouseriez-vous une femme comme celle-ci? poursuivit Gania sans détourner du prince son regard enflammé.
– Je ne puis épouser aucune femme, dit le prince. Je suis malade.
– Et Rogojine, l’épouserait-il? Qu’en pensez-vous?
– Je pense qu’il l’épouserait, et du jour au lendemain. Mais il pourrait bien aussi l’égorger une semaine après.
Ces derniers mots firent si violemment tressaillir Gania que le prince eut peine à retenir un cri.
– Qu’avez-vous? dit-il en le saisissant par le bras.
– Altesse, Son Excellence vous prie de bien vouloir vous rendre auprès de madame la générale, dit un laquais sur le seuil du cabinet.
Le prince sortit derrière le laquais.
IV
Les demoiselles Epantchine étaient toutes trois de robustes personnes florissantes de santé; elles étaient de grande taille, avec des épaules surprenantes, une poitrine développée et des bras presque aussi forts que ceux d’un homme. Cette exubérante vigueur n’allait pas sans un solide appétit qu’elles ne cherchaient nullement à dissimuler. Leur mère, la générale Elisabeth Prokofievna, ne voyait pas toujours cette fringale d’un très bon œil; toutefois, sur ce point comme sur bien d’autres, son opinion, toujours accueillie avec déférence par ses filles, avait perdu depuis longtemps l’autorité d’antan. La générale, par amour-propre, jugeait opportun de ne pas tenir tête à l’unanimité que lui opposait le petit conclave formé par ces demoiselles, et elle s’inclinait. À la vérité, son caractère était trop souvent rebelle aux injonctions de la prudence; Elisabeth Prokofievna devenait d’année en année plus capricieuse et plus prompte à s’impatienter, disons même: plus fantasque. Mais il lui restait un dérivatif salutaire en la personne de son mari qui, habitué à filer doux, voyait ordinairement retomber sur sa tête le trop-plein de la mauvaise humeur accumulée; après quoi l’harmonie renaissait dans le ménage et tout allait pour le mieux.
Du reste, la générale ne manquait pas non plus d’appétit. Elle avait coutume de s’attabler à midi et demi avec ses filles devant un déjeuner si copieux qu’il ressemblait plutôt à un dîner. Avant ce repas les jeunes filles avaient déjà pris une tasse de café à dix heures précises dans leur lit, au moment de se lever. Tel était l’ordre adopté et établi une fois pour toutes. À midi et demi la table était dressée dans une petite salle à manger, voisine de l’appartement de la maman. Le général lui-même venait parfois prendre part à ce déjeuner intime lorsque le temps le lui permettait. On servait alors du thé, du café, du fromage, du miel, du beurre, une sorte de beignets que la générale goûtait particulièrement, des côtelettes, etc., le tout complété par un bouillon chaud et concentré.
Ce matin-là, toute la famille réunie dans la salle à manger attendait le général, qui avait promis de venir à midi et demi. S’il avait tardé seulement une minute, on l’aurait envoyé chercher; mais il fut exact. En s’approchant de sa femme pour lui dire bonjour et lui baiser la main, il observa sur le visage de celle-ci une expression singulière. La veille, il est vrai, il avait pressenti qu’il en serait ainsi à cause d’une certaine «anecdote» (c’était le terme qu’il aimait à employer) et même, le soir, avant de s’endormir, il en avait éprouvé de l’inquiétude. Mais, si préparé qu’il fût, il n’en sentit pas moins le cœur lui manquer. Ses filles vinrent l’embrasser: en elles aussi, bien qu’elles ne fussent pas fâchées contre lui, il remarqua quelque chose. Certes, le général était devenu soupçonneux à l’excès en raison de divers incidents, mais il était père et époux; son adresse comme son expérience lui suggérèrent aussitôt les moyens de se tirer d’un mauvais pas.
Peut-être pourrons-nous, sans trop nuire à la clarté de ce récit, nous attarder un instant à exposer la situation dans laquelle se trouvait la famille Epantchine au moment où il commence.
Sans avoir reçu une grande instruction et tout en aimant à se qualifier d’autodidacte, le général n’en était pas moins, comme nous venons de le voir, un père adroit et un époux expérimenté. Il avait notamment pris le parti de ne pas presser ses filles de se marier, afin de ne pas les obséder et d’éviter ainsi que sa tendresse leur devint à charge, comme c’est presque toujours le cas dans les familles, même les plus sensées, où il y a plusieurs filles à marier.
Ivan Fiodorovitch avait même réussi à convertir Elisabeth Prokofievna à ce système. La chose avait été malaisée parce qu’un peu contre sa nature, mais les arguments du général avaient été extrêmement persuasifs et fondés sur des faits tangibles. Il avait fait ressortir que, laissées libres d’agir à leur guise, les jeunes filles se verraient tout naturellement obligées, en fin de compte, de s’assagir et de prendre une décision. Alors l’affaire irait toute seule parce qu’elles l’envisageraient de bon gré et renonceraient à se montrer capricieuses ou à faire les difficiles. Les parents n’auraient plus qu’à exercer le plus discrètement possible leur vigilance afin de prévenir un choix intempestif ou une inclination déplacée. Puis, profitant du moment opportun, ils aideraient de toutes leurs forces à la réussite en mettant en jeu toutes leurs influences. Enfin, leur fortune et leur situation sociale s’élargissant d’année en année suivant une progression géométrique, il s’ensuivait que, plus le temps s’écoulait, plus les jeunes filles avaient chance de trouver de beaux partis.
C’étaient là des faits indéniables. Mais un autre événement survint qui parut – comme c’est toujours le cas – soudain et presque inattendu: la fille aînée, Alexandra, entra dans sa vingt-cinquième année. Presque vers le même moment, Athanase Ivanovitch Totski, homme du meilleur monde, disposant d’une immense fortune et des plus hautes relations, se sentit de nouveau attiré vers le mariage. Il avait environ cinquante-cinq ans, un caractère exquis et des goûts fort raffinés. Il recherchait un parti avantageux et prisait fort les jolies femmes. Comme il était depuis quelque temps en termes d’étroite amitié avec le général Epantchine, surtout depuis qu’ils avaient des intérêts communs dans diverses affaires financières, il lui communiqua ses intentions et le pria de lui faire connaître, sous la forme d’un conseil amical, s’il l’autoriserait à prétendre à la main d’une de ses filles. Dès lors un visible changement survint dans la vie paisible et amène de la famille Epantchine.
Nous avons déjà dit que la plus belle des trois sœurs était indiscutablement la plus jeune, Aglaé. Mais Totski, malgré son égoïsme démesuré, comprit qu’il n’avait rien à chercher de ce côté et qu’Aglaé ne lui était pas destinée. L’amour facilement aveugle des parents et l’affection un peu trop enthousiaste de ses sœurs exagéraient peut-être la beauté d’Aglaé; toujours est-il que l’accord était unanime et parfaitement sincère pour prédire à celle-ci, non pas la destinée du commun des mortels, mais un véritable idéal de paradis terrestre. Le futur mari d’Aglaé devrait posséder toutes les perfections et remporter tous les succès, sans parler de sa fortune. Les deux sœurs avaient même convenu entre elles sans discussion de se sacrifier, si besoin était, dans l’intérêt d’Aglaé: ainsi la dot réservée à celle-ci serait énorme. Les parents connaissaient cette convention: c’est pourquoi, lorsque Totski demanda conseil, ils ne doutèrent guère que l’une ou l’autre des aînées acquiescerait à leur désir; d’autre part Totski ne pouvait soulever de difficultés au sujet de la dot. Quant à la valeur de la proposition de ce dernier, le général l’estima dès l’abord très haut, comme on pouvait l’attendre de son expérience de la vie.