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– Mais permettez, comment expliquez-vous ceci? demanda brusquement Nastasie Philippovna; – j’ai lu, il y a cinq ou six jours, la même histoire dans mon journal habituel, l’Indépendance. Exactement la même histoire: elle se passait sur une des lignes des bords du Rhin, entre un Français et une Anglaise; même cigare arraché, même bichon jeté par la fenêtre, même dénouement que dans votre récit. Jusqu’à la toilette bleue claire qui s’y retrouvait!

Le général devint pourpre. Kolia rougit également et se prit la tête entre les mains. Ptitsine se détourna d’un geste rapide. Seul Ferdistchenko continua de rire aux éclats. Quant à Gania, qui était resté muet durant cette scène, il est superflu de dire qu’il était sur des charbons ardents.

– Je vous affirme, balbutia le général, que la même aventure m’est arrivée…

– C’est un fait, s’exclama Kolia: papa a eu des ennuis avec mistress Smith, la gouvernante des Biélokonski; je me le rappelle.

Nastasie Philippovna eut la cruauté d’insister:

– Comment! une aventure en tous points identique? Aux deux extrémités de l’Europe, la même histoire se serait reproduite dans tous ses détails, y compris celui de la toilette bleue claire! Je vous enverrai l’Indépendance belge.

– Mais remarquez, reprit le général, que la chose m’est arrivée deux ans plus tôt…

– Oui, c’est là qu’est la différence, dit Nastasie Philippovna qui riait comme une folle.

– Papa, je vous prie de sortir; j’ai deux mots à vous dire, fit Gania accablé et d’une voix tremblante, tandis qu’il saisissait machinalement son père par l’épaule. Son regard reflétait une haine immense.

À ce moment un violent coup de sonnette retentit dans l’antichambre. Peu s’en fallut qu’on arrachât le cordon. C’était l’annonce d’une visite peu ordinaire. Kolia courut ouvrir.

X

L’antichambre se remplit en un instant d’une foule bruyante. Du salon, on eut l’impression que plusieurs personnes étaient entrées et que d’autres leur emboîtaient le pas. Des voix et des cris s’entremêlaient; on entendait vociférer jusque dans l’escalier, la porte d’entrée étant restée ouverte. Devant cette singulière invasion tout le monde se regarda. Gania s’élança dans la salle, mais déjà divers personnages s’y étaient introduits.

– Ah, le voilà, ce judas! s’écria une voix connue du prince. Salut, canaille de Gania!

– C’est bien lui en effet, confirma un autre.

Le prince n’eut plus aucun doute: la première voix était celle de Rogojine, la seconde celle de Lébédev.

Gania resta comme hébété sur le seuil du salon; silencieusement et sans chercher à leur barrer l’accès, il regarda entrer l’un derrière l’autre dix ou douze individus à la suite de Parfione Rogojine. Cette compagnie fort mêlée ne se distinguait pas seulement par sa diversité, mais encore par son sans-gêne. Plusieurs avaient gardé en entrant leur paletot et leur pelisse. Si aucun n’était complètement gris, tous avaient l’air fortement éméchés. C’était à croire qu’ils avaient besoin de se sentir les coudes pour entrer; seul, aucun d’eux ne s’y serait enhardi; ensemble ils se poussaient en quelque sorte les uns les autres. Rogojine lui-même, qui marchait à la tête de la troupe, n’avançait qu’avec précaution. Il avait son idée et paraissait sombre, soucieux et irrité. Les autres formaient une cohue ou, pour mieux dire, une clique amenée là pour prêter main-forte. Outre Lébédev, on reconnaissait Zaliojev, tout frisé, qui avait jeté sa pelisse dans l’antichambre et se donnait les airs délurés d’un gandin; auprès de lui deux ou trois personnages du même acabit étaient apparemment des fils de marchands. Un autre portait un paletot de coupe plus ou moins militaire; puis venaient un petit homme obèse qui riait sans cesse, un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix et d’une corpulence peu commune, qui affectait un air morose et taciturne et paraissait mettre une grande confiance dans la vigueur de ses poings; un étudiant en médecine et un petit Polonais à la mine obséquieuse. Sur le palier étaient restées deux dames qui, n’osant pas entrer, jetaient des regards furtifs dans l’antichambre. Kolia leur ferma la porte au nez et fixa le crochet.

– Salut, canaille de Gania! Hein, tu ne t’attendais pas à voir arriver Parfione Rogojine? répéta ce dernier en se plantant devant Gania à l’entrée du salon.

Mais à ce moment il aperçut soudain dans cette pièce, juste en face de lui, Nastasie Philippovna. Il était évident qu’il n’avait pas pensé la rencontrer dans cet endroit, car la vue de la jeune femme lui produisit une impression extraordinaire! il devint si pâle que ses lèvres mêmes bleuirent.

– Alors c’est vrai! articula-t-il à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même, tandis que sa physionomie exprimait l’abattement. – C’est fini!… Eh bien?… Me répondras-tu maintenant? lança-t-il à Gania en grinçant des dents et en fixant sur lui un regard chargé de haine. Eh bien?…

Le souffle lui manquait et il avait du mal à s’exprimer. Machinalement il s’avança dans le salon, mais à peine eut-il passé le seuil qu’il reconnut Nina Alexandrovna et Barbe. Il s’arrêta: son émoi fit place à une assez vive confusion. Lébédev le suivait comme son ombre; il était déjà sérieusement pris de boisson; puis venaient l’étudiant, le personnage aux poings redoutables, Zaliojev, saluant à droite et à gauche, et, fermant la marche, le petit homme bedonnant. La présence des dames les retenait encore un peu et les gênait visiblement; mais on sentait que cette contrainte s’évanouirait lorsque le moment de commencer serait venu… Au premier signal de ce commencement, la présence des dames n’empêcherait plus le scandale.

– Comment? tu es là aussi, prince? dit Rogojine d’un air distrait, mais tout de même étonné de le rencontrer. Et toujours avec tes guêtres, eh? soupira-t-il. Puis il oublia le prince et reporta ses regards sur Nastasie Philippovna, vers laquelle il s’avançait comme sous l’influence d’un aimant.

Celle-ci regardait, elle aussi, les nouveaux venus avec une curiosité mêlée d’inquiétude.

Enfin Gania reprit son sang-froid. Il regarda sévèrement les intrus et, s’adressant surtout à Rogojine, dit d’une voix forte:

– Mais permettez, qu’est-ce que cela signifie, à la fin? Il me semble, messieurs, que vous n’êtes pas entrés dans une écurie? Il y a ici ma mère et ma sœur…

– Nous le voyons, que ta mère et ta sœur sont ici, murmura Rogojine entre ses dents.

– Cela se voit du reste, renchérit Lébédev pour se donner une contenance.

L’homme aux poings d’hercule, croyant sans doute que son moment était venu, se mit à pousser un grognement.

– Mais en voilà assez! reprit Gania dans un brusque éclat de voix. D’abord je vous prie de passer tous dans la salle; ensuite je voudrais bien savoir…

– Voyez-vous cela: il ne me reconnaît pas! ricana Rogojine sans bouger de place. – Alors tu ne reconnais plus Rogojine?

– Je crois vous avoir rencontré quelque part, mais…

– Vous entendez cela? Il m’a rencontré quelque part! Mais il n’y a pas trois mois que j’ai perdu en jouant avec toi deux cents roubles qui appartenaient à mon père. Le vieux est mort sans l’avoir su; toi, tu m’as entraîné au jeu et Kniff a truqué les cartes. Tu ne te rappelles pas? La chose s’est passée en présence de Ptitsine. Je n’ai qu’à tirer trois roubles de ma poche et à te les montrer: pour les avoir tu serais capable de te traîner à quatre pattes sur le Vassilievski [30]. Voilà l’homme que tu es! À présent je suis venu t’acheter tout entier contre argent comptant. Ne fais pas attention à mes bottes de paysan; j’ai de l’argent, mon ami; j’en ai beaucoup; j’ai de quoi t’acheter tout entier, toi et ta séquelle. Si je le veux, je vous achète tous. Tous! répéta-t-il en s’échauffant comme si l’ivresse le gagnait de plus en plus. – Allons, cria-t-il, Nastasie Philippovna, ne me chassez pas! dites-moi seulement un mot: l’épousez-vous, oui ou non?

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[30] Le Vassilievski ostrov (couramment appelé le Vassili Ostrov par la colonie étrangère de Pétersbourg) est le quartier universitaire de la ville, dans une grande île entre les bras de la Neva. – N. d. T.

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