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Les Epantchine venaient d’apprendre par Kolia la maladie du prince et son arrivée à Pavlovsk. Jusque-là la générale était restée dans une pénible incertitude. L’avant-veille son mari avait communiqué à la famille la carte du prince, d’où Elisabeth Prokofievna avait conclu sans hésiter que celui-ci ne tarderait pas à venir les voir à Pavlovsk. Vainement les demoiselles avaient objecté que, s’il était resté six mois sans écrire, il pourrait bien être moins pressé de se présenter, ayant sans doute – qui pouvait connaître ses affaires? – bien d’autres soucis à Pétersbourg. Agacée par ces objections, la générale s’était déclarée prête à parier que le prince viendrait au plus tard le lendemain. Le lendemain donc, elle l’attendit toute la matinée, puis pour le dîner, et enfin pour la soirée. Quand la nuit fut tombée, elle devint d’une humeur massacrante et chercha querelle à tout le monde, bien entendu sans mêler le nom du prince aux motifs de ses disputes. Elle n’y fit pas davantage allusion le jour suivant. Pendant le dîner, Aglaé laissa inopinément échapper cette réflexion: «Maman est fâchée parce que le prince nous a fait faux bond». – «Ce n’est pas sa faute», s’empressa d’observer le général; sur quoi Elisabeth Prokofievna se leva furieuse et quitta la table.

Enfin, vers le soir, Kolia arriva, donna des nouvelles du prince et raconta tout ce qu’il savait de ses aventures. Ce fut pour Elisabeth Prokofievna une occasion de triompher, mais elle n’en chercha pas moins noise à Kolia: «Il passe des journées entières à tourner ici, sans qu’on sache comment se défaire de lui; et il fait le mort quand on a besoin de lui!» Kolia fut sur le point de prendre la mouche en entendant dire «qu’on ne savait comment se défaire de lui», mais il réserva son ressentiment pour plus tard; il aurait fermé les yeux sur une expression moins blessante, tant lui avaient été agréables l’émoi et l’inquiétude manifestés par Elisabeth Prokofievna en apprenant la maladie du prince. Celle-ci insista longuement sur la nécessité de dépêcher sans retard un exprès à Pétersbourg pour ramener par le premier train une célébrité médicale à Pavlovsk. Ses filles l’en dissuadèrent; toutefois elles ne voulurent pas être en reste avec leur mère lorsque celle-ci déclara tout de go qu’elle se proposait de rendre visite au malade.

– Nous n’allons pas nous attarder à des questions d’étiquette quand ce garçon est sur son lit de mort! dit-elle en s’agitant. Est-ce ou non un ami de la maison?

– Oui, mais il ne faut pas se mettre à l’eau avant d’avoir trouvé le gué [76], observa Aglaé.

– Eh bien! n’y va pas; cela n’en vaudra que mieux; Eugène Pavlovitch doit venir et, si tu partais, il n’y aurait personne pour le recevoir.

Après ce dialogue Aglaé s’empressa naturellement de se joindre à sa mère et à ses sœurs, comme c’était d’ailleurs son intention dès le début. Le prince Stch…, qui tenait compagnie à Adélaïde, consentit à accompagner les dames sur la demande de la jeune fille. Bien avant, dès son entrée en relations avec les Epantchine, il avait pris un très vif intérêt à les entendre parler du prince. Il se trouva qu’il connaissait celui-ci pour l’avoir rencontré, trois mois environ auparavant, dans une petite ville de province où il avait passé quinze jours avec lui. Il avait raconté beaucoup de choses sur le jeune homme, pour lequel il éprouvait une grande sympathie; ce fut donc avec un plaisir sincère qu’il accepta de se rendre auprès de son ancienne connaissance. Le général Ivan Fiodorovitch n’était pas à la maison ce jour-là et Eugène Pavlovitch n’était pas encore arrivé.

De la villa des Epantchine à celle de Lébédev il n’y avait pas plus de trois cents pas. En entrant chez le prince, la première impression désagréable qu’éprouva Elisabeth Prokofievna fut de trouver autour de lui une nombreuse société, d’autant que, dans cette société, deux ou trois personnages lui étaient franchement antipathiques. En outre elle fut très étonnée de voir s’avancer vers elle un jeune homme apparemment bien portant, vêtu avec élégance et enjoué, à la place du moribond qu’elle s’attendait à trouver. Elle s’arrêta sans en croire ses yeux, à la grande joie de Kolia, qui aurait pu la mettre au courant avant qu’elle ne sortît de la maison, mais qui s’était bien gardé de le faire, pressentant malicieusement la colère comique à laquelle elle ne manquerait pas de se laisser aller en voyant son cher ami, le prince, en bonne santé.

Kolia poussa même l’effronterie jusqu’à souligner tout haut son succès afin de porter à son comble l’irritation d’Elisabeth Prokofievna, avec laquelle il avait constamment des piques, parfois très blessantes, en dépit de leur amitié.

– Patience, mon cher, ne te presse pas tant! Ne gâte pas ton triomphe! riposta-t-elle en s’asseyant dans le fauteuil que le prince lui avait avancé.

Lébédev, Ptitsine et le général Ivolguine s’empressèrent d’offrir des sièges aux jeunes filles. Le général présenta une chaise à Aglaé. Lébédev en approcha une autre du prince Stch… devant lequel il se courba avec une déférence extraordinaire. Barbe, comme de coutume, salua les jeunes filles avec effusion et se mit à chuchoter avec elles.

– C’est vrai, prince, que je pensais te trouver au lit, tant mes craintes avaient exagéré les choses. Et, pour ne pas mentir, je t’avouerai que j’ai été très contrariée tout à l’heure en voyant ta mine prospère, mais je te jure que cette contrariété n’a duré qu’une minute, le temps de réfléchir. Quand je réfléchis, j’agis et je parle toujours d’une manière plus sensée. Je crois que tu es dans le même cas. Pour tout dire, si j’avais eu un fils malade, son rétablissement m’aurait peut-être fait moins de plaisir que le tien. Si tu ne me crois pas en cela, c’est une honte pour toi et non pour moi. Mais ce garnement se permet de me jouer encore bien d’autres tours que celui-ci. Il paraît que tu le protèges; dans ce cas je te préviens qu’un de ces quatre matins je me priverai, sois-en sûr, de l’avantage et de l’honneur de le compter parmi mes relations.

– Mais en quoi suis-je donc coupable? s’écria Kolia. J’aurais eu beau vous affirmer que le prince était presque rétabli, vous n’auriez pas voulu me croire; vous trouviez beaucoup plus intéressant de vous le représenter sur son lit de mort.

– Es-tu ici pour longtemps? demanda Elisabeth Prokofievna au prince.

– Pour tout l’été, et peut-être même pour plus longtemps.

– Tu es seul? Tu n’es pas marié?

– Non, je ne suis pas marié, répondit le prince en souriant de la naïveté avec laquelle elle avait lancé cette pointe.

– Il n’y a pas de quoi sourire; cela peut arriver. Mais je pense à la villégiature: pourquoi n’es-tu pas descendu chez nous? Nous avons tout un pavillon inoccupé. Après tout, c’est ton affaire! Tu es le locataire de cet individu? ajouta-t-elle à mi-voix en désignant des yeux Lébédev. Pourquoi fait-il toujours des contorsions?

À ce moment Véra, sortant de l’appartement, parut sur la terrasse; comme à l’ordinaire elle tenait le nouveau-né dans ses bras. Lébédev, qui tournait autour des chaises sans savoir que faire de sa personne mais sans se décider à s’en aller, s’élança brusquement sur sa fille et se mit à gesticuler pour l’éloigner. Il s’oublia même jusqu’à frapper le sol du pied.

– Il est fou? demanda précipitamment la générale.

– Non, il…

– Il est ivre, peut-être? Eh bien, tu es en jolie compagnie! fit-elle sèchement après avoir jeté un coup d’œil sur les autres visiteurs. – Toutefois voici une charmante jeune fille. Qui est-ce?

– C’est Véra Loukianovna, la fille de ce Lébédev.

– Ah!… elle est très gracieuse. Je veux faire sa connaissance.

Mais Lébédev, qui avait entendu les paroles flatteuses d’Elisabeth Prokofievna, amenait déjà sa fille pour la présenter lui-même.

– Des orphelins, ce sont des orphelins! gémit-il en s’approchant avec obséquiosité. – Et le bébé qu’elle a dans les bras est aussi un orphelin; c’est sa sœur Lioubov, ma fille née en très légitime mariage de mon épouse Hélène, morte en couches voici six semaines par la volonté de Dieu… Oui… elle lui tient lieu de mère, bien qu’elle ne soit que sa sœur… rien de plus, rien…

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[76] Proverbe russe. – N. d. T.

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