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Mais il lui suffit de marcher et de savoir où il allait pour qu’au bout d’une minute il ne prêtât plus guère attention au chemin parcouru. Il éprouva une affreuse et presque insurmontable répugnance à méditer davantage sur l’«idée soudaine» qui lui était venue en tête. Il regarda avec une douloureuse tension mentale tout ce qui lui tombait sous les yeux. Il fixa le ciel, la Néva. Il lia conversation avec un enfant rencontré en chemin. Peut-être sa crise d’épilepsie s’aggravait-elle. L’orage semblait se rapprocher, quoique lentement. On entendait au loin gronder le tonnerre. L’air devenait étouffant…

Il se remémora alors le neveu de Lébédev qu’il avait vu ce jour-là, sans trop savoir pourquoi, comme on se remémore une phrase musicale dont on a eu les oreilles rebattues. Le plus étrange, c’est qu’il se représentait sous ses traits l’assassin dont Lébédev avait parlé en lui présentant ce neveu. Tout récemment encore, il avait lu quelque chose au sujet de ce criminel. Depuis son retour en Russie il avait beaucoup lu et beaucoup entendu sur des affaires de ce genre; il les suivait toutes avec assiduité. L’après-midi même, dans sa conversation avec le garçon d’hôtel, il s’était précisément beaucoup intéressé à l’assassinat des Jémarine. Il se rappela que le garçon s’était trouvé être du même avis que lui. La physionomie de cet homme lui revint à la mémoire: ce n’était pas un sot mais un esprit posé et prudent; au reste «Dieu savait ce qu’il était au juste; il est si difficile de démêler le caractère des gens dans un pays que l’on ne connaît pas encore». Cependant il commençait à avoir une confiance passionnée dans l’âme russe. Oh! pendant ces six derniers mois, que d’impressions nouvelles il avait recueillies! que d’expériences insoupçonnées, inouïes, inattendues il avait faites! Mais l’âme d’autrui est un mystère, l’âme russe est une énigme, – du moins pour beaucoup de gens. Ainsi il avait longuement fréquenté Rogojine; il était entré dans son intimité et il avait même fraternisé avec lui. Connaissait-il donc Rogojine? Du reste il y avait dans tout cela un tel chaos, un tel désordre, de telles discordances!

«Et quel prétentieux et répugnant personnage, ce neveu de Lébédev que j’ai vu aujourd’hui! Mais où ai-je l’esprit? dit le prince plongé dans sa rêverie. Est-ce lui qui a assassiné ces six personnes? Ah mais! voyons, je confonds… c’est singulier; la tête me tourne un peu… Et quelle sympathique et douce figure avait la fille aînée de Lébédev, celle qui tenait le bébé dans ses bras! quelle expression innocente et presque enfantine! quel rire ingénu!»

Et le prince s’étonna que cette figure, presque oubliée, ne lui fût pas revenue plus tôt à la mémoire. «Lébédev chasse ses enfants en frappant du pied, mais il est probable qu’il les adore. Et il adore aussi son neveu: c’est aussi sûr que deux et deux font quatre.»

Du reste comment, nouveau venu, pouvait-il se risquer à émettre des jugements définitifs sur des gens qu’il connaissait à peine? Lébédev, par exemple, lui apparaissait aujourd’hui comme une figure énigmatique. S’attendait-il à trouver devant lui un semblable Lébédev? Le connaissait-il auparavant sous cet aspect? «Lébédev et la Du Barry, quel rapprochement, Seigneur! Si Rogojine devient jamais un meurtrier, ce ne sera du moins pas à l’encontre de toute logique. Son acte ne révélera pas un pareil chaos. Un instrument fabriqué en vue du meurtre, et les six Jémarine massacrés dans un accès de délire! Est-ce que Rogojine possède un instrument fait sur commande?… Celui qu’il a… Mais d’abord, est-il certain qu’il assassinera?» se demanda soudain le prince avec un frisson. «N’est-ce pas un crime, une bassesse de ma part que d’émettre avec autant de cynisme une pareille supposition?» s’écria-t-il en rougissant de honte.

Il s’arrêta stupéfait, comme cloué au sol. Du même coup il venait de se rappeler pêle-mêle la gare de Pavlovsk, la gare Nicolas [75], sa question directe à Rogojine au sujet des yeux aperçus le jour de son arrivée, la croix de Rogojine qu’il portait maintenant sur lui, la bénédiction de la mère de Rogojine, demandée pour lui par ce dernier, l’accolade convulsive que Rogojine lui avait donnée et le renoncement à la femme aimée qu’il avait formulé sur le palier…

Et là-dessus il se surprenait à chercher continuellement quelque chose autour de lui, et cette boutique, et cet objet à soixante kopeks… fi! quelle bassesse! Mû par son «idée soudaine», il marchait vers «un but spécial». Un sentiment de désespoir et de douleur envahissait toute son âme. Il aurait voulu rentrer chez lui, à l’hôtel. Il changea même d’itinéraire, mais au bout d’un instant il s’arrêta, se ravisa et reprit sa première direction.

Il était déjà dans le Vieux-Pétersbourg et approchait de la maison. Il se disait, par manière de justification, qu’il n’y revenait pas dans la même intention qu’auparavant et n’obéissait plus à aucune «idée spéciale». Comment aurait-il pu en être autrement? Il était hors de doute que son mal le reprenait; peut-être aurait-il une attaque le jour même. Et l’approche de cette crise avait été la cause des ténèbres où son esprit se débattait, le germe de son «idée spéciale». Or, ces ténèbres s’étaient dispersées, le démon avait fui; l’allégresse régnait dans son cœur exonéré de tout doute. Et puis il y avait si longtemps qu’il ne l’avait vue… il fallait qu’il la vît… Oui, il aurait maintenant voulu rencontrer Rogojine, le prendre par le bras, marcher avec lui… Son cœur était pur: était-il un rival pour Rogojine? Demain il irait chez lui et lui dirait qu’il était allé la voir. N’était-il pas accouru à Pétersbourg, comme l’avait dit ce tantôt Rogojine, uniquement pour la voir? Peut-être la trouverait-il chez elle, car après tout il n’était pas certain qu’elle fût partie pour Pavlovsk.

Oui, il fallait à présent tout mettre au clair, afin que les uns et les autres pussent lire réciproquement et sans équivoque dans leur cœur. Plus de renoncements sombres et passionnés comme celui de Rogojine…, des actes consentis librement et au grand jour! Est-ce que Rogojine était incapable de supporter le grand jour? Il prétendait aimer cette femme d’un amour qui n’impliquât ni compassion ni pitié. Il est vrai qu’il avait ajouté: «ta compassion l’emporte peut-être sur mon amour». Mais il s’était calomnié lui-même. Hum!… Rogojine se mettant à lire un livre, n’était-ce pas déjà un acte de compassion, ou un commencement de compassion? Et ce livre entre ses mains, n’était-ce pas la preuve qu’il se rendait parfaitement compte de ce que devait être son attitude vis-à-vis de cette femme? Et son récit de tantôt? Non, il y avait en lui quelque chose de plus profond que la passion. «D’ailleurs le visage de cette femme n’inspire-t-il que de la passion? Peut-il même, en ce moment, inspirer la passion? C’est la souffrance qu’il exprime; c’est par la souffrance seule qu’il captive toute l’âme, qu’il…» Ici, le prince sentit un souvenir brûlant et douloureux lui poindre le cœur.

Oui, un souvenir douloureux. Il évoquait la torture qu’il avait naguère éprouvée quand il avait surpris en elle, pour la première fois, les indices de la démence. Cette découverte l’avait presque mis au désespoir. Comment avait-il pu l’abandonner lorsqu’elle l’avait fui pour aller chez Rogojine? Il aurait dû se lancer à sa poursuite au lieu d’attendre de ses nouvelles.

Mais… se pouvait-il que Rogojine ne se fût pas encore aperçu des symptômes de sa folie.? «Hum… Rogojine attribue à tout ce qu’elle fait d’autres mobiles, des mobiles passionnels! Sa jalousie tient de l’aberration. Qu’a-t-il voulu dire avec sa supposition de tantôt?» (Le prince rougit brusquement et son cœur sentit passer comme un frisson.)

À quoi bon d’ailleurs revenir sur ces souvenirs? Il y avait de la folie de la part de l’un comme de l’autre. En ce qui le concernait, le prince jugeait presque inconcevable, presque cruel et inhumain d’aimer cette femme au sens passionnel du mot. «Oui, certes, Rogojine s’est calomnié. Ayant beaucoup de cœur, il est capable de souffrir et de compatir. Quand il saura toute la vérité, quand il sera convaincu que cette femme est une malheureuse créature détraquée et à demi folle, il ne pourra faire autrement que lui pardonner tout le passé, tous ses tourments. Alors il deviendra sans doute pour elle un serviteur, un frère, un ami, une providence. La compassion le remettra dans le bon chemin, elle sera un enseignement pour lui, car elle est la principale et peut-être l’unique loi qui régisse l’existence humaine». Combien il se repentait maintenant de l’impardonnable malhonnêteté avec laquelle il s’était comporté à l’égard de Rogojine. Non, ce n’était pas l’«âme russe» qui était une énigme, c’était son âme à lui, puisqu’il avait pu imaginer une pareille horreur. Pour quelques paroles chaleureuses et cordiales qu’il avait entendues de lui à Moscou, Rogojine l’avait traité de frère, et lui… Mais tout cela était de la maladie, du délire; tout cela passerait!… Avec quel air sinistre Rogojine, lui avait dit tout à l’heure qu’«il était en train de perdre la foi»! «Cet homme doit souffrir affreusement. Il prétend «aimer à regarder le tableau de Holbein»: ce n’est pas qu’il aime à le regarder, mais il en ressent le besoin. Rogojine n’a pas seulement une âme passionnée, il a aussi un tempérament de lutteur: il veut à tout prix reconquérir la foi qu’il a perdue. Il en éprouve maintenant la nécessité et il en souffre… Oui, croire à quelque chose! croire en quelqu’un! Mais quelle œuvre étrange que ce tableau de Holbein!… Ah! voici la rue et, sans doute, la maison cherchée… C’est cela: c’est le numéro seize, «maison de la femme du secrétaire Filissov». C’est ici!»

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[75] C’était aussi le nom de la ligne qui réunit Pétersbourg à Moscou, dont le tracé est l’œuvre de Nicolas Ier. – N. d. T.

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