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Il avait une autre raison spéciale de vérifier sa sensation: au nombre des objets qu’il avait vus en montre dans le magasin, il y en avait un sur lequel il avait arrêté son regard et qu’il avait même évalué à soixante kopeks; le souvenir lui en était resté malgré sa distraction et son trouble. Par conséquent, si cette boutique existait vraiment et si l’objet figurait en effet dans la montre, c’était pour examiner cet objet qu’il s’était arrêté. Il en concluait que l’objet en question avait éveillé en lui un intérêt assez puissant pour fixer son attention même dans l’état de pénible angoisse où il était plongé en sortant de la gare.

Il avança en regardant presque avec anxiété du côté droit; son cœur battait d’inquiétude et d’impatience. Enfin il finit par retrouver la boutique. Elle était à cinq cents pas de l’endroit où il avait eu l’idée de rebrousser chemin. Il retrouva aussi l’objet de soixante kopeks. «Certes il ne vaut pas davantage», se dit-il encore, et cette réflexion le fit rire. Mais son rire était nerveux: il se sentait lourdement oppressé. Maintenant il se rappelait avec netteté qu’au moment où il stationnait devant la boutique, il s’était retourné du même mouvement brusque que précédemment, lorsqu’il avait surpris le regard de Rogojine sur lui. S’étant ainsi convaincu qu’il ne s’était pas trompé (au fond il en était déjà persuadé avant cette vérification), il s’éloigna à grands pas de la boutique.

Le prince devait au plus tôt réfléchir à ces phénomènes. C’était de toute nécessité, car il était maintenant clair que, même à la gare, il n’avait pas été le jouet d’une hallucination; un événement d’une réalité indiscutable lui était arrivé, qui se rattachait sans aucun doute à sa précédente obsession. Néanmoins il ne put surmonter une sorte de répugnance intérieure et, renonçant à méditer davantage là-dessus, il porta ses pensées sur un tout autre objet.

Il songea entre autres à la phase par où s’annonçaient ses attaques d’épilepsie quand celles-ci le surprenaient à l’état de veille. En pleine crise d’angoisse, d’hébétement, d’oppression, il lui semblait soudain que son cerveau s’embrasait et que ses forces vitales reprenaient un prodigieux élan. Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales.

Mais ces moments radieux ne faisaient que préluder à la seconde décisive (car cette autre phase ne durait jamais plus d’une seconde) qui précédait immédiatement l’accès. Cette seconde était positivement au-dessus de ses forces. Quand, une fois rendu à la santé, le prince se remémorait les prodromes de ses attaques, il se disait souvent: ces éclairs de lucidité, où l’hyperesthésie de la sensibilité et de la conscience fait surgir, une forme de «vie supérieure», ne sont que des phénomènes morbides, des altérations de l’état normal; loin donc de se rattacher à une vie supérieure, ils rentrent au contraire dans les manifestations les plus inférieures de l’être.

Cependant il aboutissait à une conclusion des plus paradoxales: «Qu’importe que mon état soit morbide? Qu’importe que cette exaltation soit un phénomène anormal, si l’instant qu’elle fait naître, évoqué et analysé par moi quand je reviens à la santé, s’avère comme atteignant une harmonie et une beauté supérieures, et si cet instant me procure, à un degré inouï, insoupçonné, un sentiment de plénitude, de mesure, d’apaisement et de fusion, dans un élan de prière, avec la plus haute synthèse de la vie?»

Ces expressions nébuleuses lui semblaient parfaitement intelligibles, quoique encore trop faibles. Il ne doutait pas, il n’admettait pas que l’on pût douter que les sensations décrites réalisassent en effet «la beauté et la prière», avec une «haute synthèse de la vie». Mais ses visions n’avaient-elles pas quelque chose de comparable aux hallucinations fallacieuses que procurent le haschich, l’opium ou le vin, et qui abrutissent l’esprit en déformant l’âme? Il pouvait sainement raisonner à ce sujet une fois que l’attaque était passée. Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l’émotivité subjective. Si, à cette seconde, c’est-à-dire à la dernière période de conscience avant l’accès, il avait eu le temps de se dire clairement et délibérément: «oui, pour ce moment on donnerait toute une vie», c’est qu’à lui seul, ce moment-là valait bien, en effet, toute une vie.

Il n’attachait d’ailleurs pas autrement d’importance au côté dialectique de sa conclusion, car la prostration, l’aveuglement mental et l’idiotie ne lui apparaissaient que trop clairement comme la conséquence de cette «minute sublime». Il se serait gardé d’engager là-dessus une discussion sérieuse. Sa conclusion, c’est-à-dire le jugement qu’il portait sur la minute en question, était sans contredit erronée, mais il n’en restait pas moins troublé par la réalité de sa sensation. Quoi de plus probant en effet qu’un fait réel? Or le fait réel était là: pendant cette minute, il avait trouvé le temps de se dire que le bonheur immense qu’elle lui procurait valait bien toute une vie. «À ce moment, – avait-il déclaré un jour à Rogojine quand ils se voyaient à Moscou – j’ai entrevu le sens de cette singulière expression: il n’y aura plus de temps» [72]. Sans doute, avait-il ajouté en souriant, était-ce d’un instant comme celui-là que l’épileptique Mahomet parlait lorsqu’il disait avoir visité toutes les demeures d’Allah en moins de temps que sa cruche pleine d’eau n’en avait mis à se vider [73]. À Moscou, en effet, Rogojine et lui s’étaient beaucoup fréquentés et avaient parlé des sujets les plus divers. Le prince pensa en lui-même: «Rogojine a dit tout à l’heure que j’ai alors été pour lui comme un frère; c’est aujourd’hui la première fois qu’il s’exprime ainsi».

Il se laissait aller à ses réflexions assis près d’un arbre sur un banc du Jardin d’Été. Il n’était pas loin de sept heures. Le jardin était désert; une ombre passagère voilait le soleil couchant. L’atmosphère était étouffante et faisait pressentir un orage. Le prince trouvait un certain attrait à sa méditation. En fixant ses réminiscences et ses idées sur tous les objets extérieurs, il cherchait une diversion à une pensée obsédante; mais, dès qu’il regardait autour de lui, cette sombre pensée, à laquelle il eût tant voulu se soustraire, lui revenait aussitôt à l’esprit. Il se rappela l’histoire que le garçon d’hôtel lui avait racontée pendant le dîner: un récent assassinat perpétré dans des circonstances fort troublantes et qui avait fait beaucoup de bruit en ville.

Mais à peine eut-il évoqué ce souvenir qu’un phénomène inattendu se produisit en lui. C’était un désir impétueux, irrésistible, une véritable tentation qui paralysait tout à coup sa volonté. Il se leva de son banc et sortit du parc dans la direction du Vieux-Pétersbourg [74]. Un peu auparavant, sur le quai de la Néva, il avait demandé à un passant de lui indiquer ce quartier de l’autre côté de la rivière. On le lui avait montré, mais il n’y était pas allé. Et, de toutes façons, il savait qu’il était inutile d’y aller ce jour-là. Il avait depuis longtemps l’adresse de la parente de Lébédev et aurait pu aisément trouver sa maison; mais il était à peu près sûr qu’elle n’y serait pas. «Elle est certainement allée à Pavlovsk, se dit-il; sans quoi Kolia m’aurait laissé un mot à la Balance comme il était convenu.» Si donc il y allait maintenant, ce n’était sans doute pas pour la voir. Sa curiosité obéissait à un autre mobile, sombre et poignant. Une nouvelle et soudaine idée venait de lui traverser l’esprit…

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[72] Apocalypse, chapitre X, verset 6. – N. d. T.

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[73] Selon les commentateurs du Coran (XVII, 1), le Prophète fut enlevé aux sept Cieux et revint à temps dans sa chambre pour rattraper une cruche d’eau qu’il avait fait chavirer en s’élevant. – N. d. T.

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[74] Quartier de la ville droite; c’est la partie de la ville bâtie du temps de Pierre le Grand. – N. d. T.

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