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Je savais que le soldat n'aurait pas pris la peine de démentir, de polémiquer. Son regard aurait été muet. Il aurait observé la salle et aurait sans doute noté une seule impression qui résumait tout: la laideur. Laideur des mots, laideur des pensées, laideur du mensonge partagé. Extraordinaire laideur de ce jeune visage féminin incliné vers l'oreille du cinéaste, de ce jeune corps, long et souple, incurvé par l'hypocrisie des mots que l'homme écoute avec une indulgence paternelle. Laideur de tous ces visages et de ces corps lissés par l'entretien et qui se frottent dans l'agréable tiédeur du clan. L'infinie laideur de cette France-là.

Non, le soldat n'aurait pas pensé à tout cela Sa présence silencieuse l'aurait placé loin de ces corps bien nourris, et de ces esprits bien-pensants, loin des hypnotiseurs de la mémoire et des trafiquants de millions de morts. Il y avait, dans ce lointain, cette ligne de barbelés sur laquelle il était tombé, transformant son corps en une passerelle pour ceux qui le suivaient. Il y avait, déjà au-delà de sa mort, cet instant où, dans le camp libéré, s'effaçait l'écho du dernier coup de feu, ces minutes floues où les soldats qui avaient survécu vaguaient entre les baraques aux portes béantes, au milieu des corps disposés selon le caprice de la mort, de longues minutes où ils s'accoutumaient à se sentir en vie, à voir la tranquillité du ciel, à entendre. Dans ces premiers instants se trouvait ce blessé portant l'uniforme de disciplinaire, un jeune soldat affalé contre le mur d'une baraque, les mains croisées sur le ventre et remplies de sang. Il criait en demandant de l'eau. Mais les autres, encore plongés dans la surdité des dernières explosions, ne l'entendaient pas. Dans le brûlant mûrissement de la douleur, il lui semblait que personne dans cet univers n'entendait son cri. Il se trompait. Un homme venait vers lui, très lentement car il avait peur de tomber. Cet homme sans chair, sans muscles, couvert de haillons à rayures, avançait comme un enfant qui apprend à marcher et tout son équilibre tenait à cette vieille écuelle remplie d'eau qu'il serrait entre les mains. C'était l'eau qu'il recueillait sous le minuscule goutte-à-goutte d'un tuyau. L'eau qui avait déjà sauvé. Le disciplinaire blessé vit le prisonnier, vit ses yeux noyés dans le crâne émacié, et se tut. Il n'y avait plus dans ce monde que ces deux regards qui lentement allaient l'un vers l'autre.

Je pensais à ce prisonnier avec une joie que je ne parvenais pas à m'expliquer. Je me disais seulement que son regard n'était enregistré par aucune calculette qui additionnait les millions ni inscrit dans aucun martyrologe officiel. Personne ne m'imposait son souvenir mais il vivait dans ma mémoire, un être singulier dans toute la douloureuse beauté de son geste.

En me faufilant entre les groupes d'invités, vers la sortie, je croisai la femme-adolescente. À travers le bruit, je ne saisis que la fin des paroles qu'elle m'adressait:

«… captivant!

– Oui, c'était très intéressant», répétai-je avec son intonation.

Elle me serra la main et en la tirant légèrement m'obligea à me pencher un peu.

«C'était très juste ce que vous avez dit sur le; pacte germano-soviétique, dit-elle en plissant les yeux en signe de complicité.

– C'est que… Ce n'est pas vraiment moi qui…

– Et puis ce… comment vous disiez déjà, ce Katyn. Quelle histoire! Remarquez, les Polonais, je ne leur ai jamais fait confiance.

– Oui, mais là, c'étaient plutôt les Russes qui les ont…

– Vous savez, ma fille a une amie russe, une jeune femme adorable, très cultivée, elle parle trois ou quatre langues et connaît le monde entier. Il faudra qu'un jour vous fassiez sa connaissance. Et en plus, elle est violoniste…»

En apprenant ce détail, je suivis le reste du récit distraitement. La violoniste affirmait: «Grattez bien un Russe, vous trouverez un Tatare.» La formule enchantait la femme-adolescente. En l'écoutant, je cherchais dans le rythme de sa respiration cette pause qui m'eût permis de prendre congé. Mais le souffle que contenait cette poitrine malingre paraissait intarissable. «Grattez un Polonais, je vous assure, vous trouverez un…», elle m'attira vers elle pour terminer son jugement. «Non, mais il y en a quand même qui ne le sont pas!» protestai-je en vain.

À ce moment-là, derrière la femme-adolescente, au milieu des groupes et des couples, je vis un visage d'homme qui, tourné de profil, me parut à la fois connu et méconnaissable. Je le fixai. Ce profil semblait sourire aussi à quelqu'un d'autre que son interlocuteur. J'essayai de me souvenir, mais bien avant de se préciser dans un nom ou un lieu, ce visage disparut derrière le défilé des invités.

Je réussis, entre la fin d'un récit et le début immédiat du suivant, à glisser un bref mot d'adieu et à replonger dans la foule, en arrachant ma main aux doigts de la narratrice. «Le pacte, Katyn, la réputation irrémédiable des Polonais…», je me disais que curieusement ce pot-pourri mondain était une réponse détournée aux mensonges des hypnotiseurs de la mémoire… Je les vis ensemble, le cinéaste et l'intellectuel, un peu à l'écart des autres. Un bout de phrase de leur conversation perça le vacarme: «… demain tu auras déjà le papier de Jean-Luc et puis jeudi…»

Dans la loge du gardien, le téléviseur papillotait sur les dernières minutes d'un match. L'homme, debout sur le pas de la porte, avait une mine fatiguée et encore tiraillée par l'émotion du spectacle. «Quatre à un! Du jamais vu…», s'exclama-t-il en remarquant mon coup d'œil sur l'écran et ne doutant nullement qu'on pût ne pas être surpris par ce score. Je me dis que le match était diffusé pendant la projection du film.

Devant la sortie, un attroupement se forma, celui de la fin, le plus bavard, le plus lent à se disperser. J'attendis que, un par un, les invités se glissent dans le goulet de la porte. Soudain, dans une répétition troublante, j'aperçus le visage d'un homme, ce profil discrètement souriant et dont le sourire, je le constatais maintenant, semblait tenir compte de ma présence. Comme moi, l'homme attendait l'écoulement de la foule. Je fis quelques pas dans sa direction. Il tourna légèrement la tête. C'était Chakh.

Requiem pour l'Est - pic_16.jpg

«Il doit y avoir quelque part la sortie des artistes…» Chakh prononça ces paroles à mi-voix, comme pour lui-même et, en évitant la cohue qui bloquait toujours la porte, il se mit à gravir un escalier au fond du hall. Je le suivis.

Nous nous retrouvâmes sur le balcon d'un entresol vitré qui contournait la salle déjà à moitié désertée par les invités. Les voix qui montaient ressemblaient à celles des vendeurs en fin de marché, inutilement fortes et aiguës au milieu de peu d'acheteurs. On entendait aussi une série de petites ventouses décollées, des bises d'adieu accompagnées de miaulements de politesse. Les employés rangeaient les tables, poussaient les fauteuils. En marchant, Chakh regarda la salle, puis se retourna et je vis sur son visage une expression fatiguée qui semblait dire: «On n'y peut rien!»

Il connaissait sans doute cette autre sortie qui nous laissa, comme font souvent les salles de cinéma, dans une rue nocturne dont il est difficile de reconnaître tout de suite les façades. «J'ai écouté ton plaidoyer, tout à l'heure», me dit-il quand nous fûmes installés dans une brasserie. «D'ailleurs j'étais certainement seul à t'écou-ter», ajouta-t-il avec un léger sourire. Nous passâmes un moment sans parler. Derrière les baies vitrées de la brasserie défilaient des groupes de jeunes gens qui scandaient en hurlant la victoire de leur équipe et agitaient des drapeaux aux couleurs de foire.

«Oui, je t'ai écouté, mais en fait j'étais venu pour rencontrer l'un des sponsors du film… Je te laisse deviner qui?

– Quelque fonctionnaire de la Culture qui finance ce genre de navets pseudo-documentaires avec l'argent du contribuable français?

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