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– Non, tu n'y es pas.

– Un ex-gauchiste devenu un magnat de la presse et toujours en lutte contre l'impérialisme soviétique?

– Non plus. Je vois que les années d'inaction te font perdre la main. Alors?

– Aucune idée. Un homme que je connais?

– Un homme que tu as rencontré et qui, en ces temps lointains, s'appelait Mr. Scalper. Tu te souviens, on plaisantait beaucoup sur ce nom si bien porté. Enfin, tu le connaissais mieux que moi…

– Oui, je vois maintenant. Ron Scalper, ce marchand d'armes aux goûts presque artistiques. Il partait deux ou trois jours avant le début des massacres. On aurait cru qu'il flairait le sang. Et il avait l'habitude de dire aux voyeurs qui restaient pour filmer les performances de ses canons: "Faites-moi quelques clichés en noir et blanc, avec les Africains, ça sort parfois mieux…" On avait vraiment envie de le scalper… Donc il s'est reconverti au mécénat?

– Il a surtout bien réussi depuis. Il dirige une grosse boîte américaine avec plusieurs fabriques d'armement, un institut de recherches, quelques revues spécialisées. Pour les lance-roquettes, il est parmi les meilleurs du monde…

– Mais ce film? Il a envie de se racheter ou quoi? Je le vois mal en train de verser des larmes, même de crocodile, devant les charniers des camps.

– Non, le film c'est simplement de la publicité améliorée. Ils ont un service qui s'occupe de cette agit-prop. La concurrence est rude dans le commerce des armes, tu le sais bien. Il ne suffit plus de projeter les films tournés par les voyeurs et destinés à quelques officiels. Il faut travailler en profondeur l'opinion des pays. Habituer les gens à l'idée que ce sont toujours les Américains qui les ont sauvés et que les Russes ne savent même plus fabriquer de bonnes casseroles. Toute l'Europe de l'Est va être rééquipée avec les armes américaines. Des contrats de dizaines de milliards. Les Américains n'auront bientôt plus un seul chômeur. Ça vaut bien la peine de financer quelques films et de mener quelques petites guerres, par-ci, par-là, histoire de tester la production

– Et tu crois que tout ce beau monde de tout à l'heure va encore se souvenir de ce film demain?

– Mais ce genre de produits est conçu non pas pour se souvenir, mais pour faire oublier. Oublier la bataille de Moscou, oublier Stalingrad, Koursk… J'ai parlé avec le sponsor: le prochain épisode est déjà en fabrication. Ça va s'appeler Les soldats de la liberté. El-Alamein, combats dans le Pacifique, débarquement en Normandie, libération de l'Europe – et voilà toute la Seconde Guerre mondiale. Surtout pas un mot sur le front de l'Est. Ça n'a pas existé. Et en plus, il parlait avec un sérieux très sincère: "El-Alamein est la première grande victoire, le vrai tournant de la guerre!" De leur guerre…»

Chakh baissa la voix, me sourit et ajouta sur un ton d'excuse: «Là, je suis en train de répéter ton plaidoyer…» Il se tut, puis ne voulant sans doute pas laisser l'impression d'un homme vexé, reprit avec une intonation où ne résonnait plus aucun dépit:

«Tu sais, après tout, ce passé trafiqué est peut-être aussi une façon, pour eux, de ne pas y penser. Moi, je rouspète car j'ai vu, dans la bataille de Koursk, les chenilles des chars couvertes de viande hachée, je me souviens de l'averse qui s'est abattue, dans la soirée, sur ces milliers de chars, et l'eau bouillait et montait en vapeur sur l'acier brûlant… Mais les dinosaures de mon genre vont d'ici peu disparaître, quant aux nouvelles générations, allez leur parler de ce Koursk. Ça serait gâcher leur joie de vivre. Regarde cet imbécile, il va se faire écraser…»

Dans la rue, les supporters avec leurs drapeaux et leurs bouteilles avançaient au milieu des voitures qui les esquivaient en klaxonnant.

«Et pour passer leurs examens, ils répéteront ce qu'on leur aura appris: il était une fois un méchant Hitler qui n'aimait pas les juifs et en tua six millions et en aurait tué plus si les Américains n'étaient pas descendus du ciel avec leurs jeeps et leurs tablettes de chocolat. Et le plus difficile sera pour eux d'apprendre par cœur les noms des camps. Mais on inventera quelque astuce mnémotechnique. À l'école nous apprenions ainsi les cinq grands lacs d'Amérique: Érié, Michigan, Huron, Supérieur, Ontario. Il y a comme une rime là-dedans, à l'oreille, non? Ils en trouveront bien une pour Buchenwald…»

Je sentis dans la légèreté feinte de sa voix le désir de retarder les questions que nous ne pouvions pas éviter. Je fixais son visage, vieilli comme vieillissent les visages des hommes d'action, en transformant les dangers surmontés en reflets de fermeté et en striures de force. Et il me semblait de plus en plus irréel que cet homme puisse, dans quelques minutes, me dire où je pouvais te trouver.

Chakh dut aussi remarquer que nous parlions du film pour taire ce que notre rencontre avait soudain révélé. Il se tut en hochant légèrement la tête, puis lâcha en regardant à travers la vitre:

«Cela étant dit, ce soir, en voyant ce froufrou parisien, je me disais, comme je me dis souvent en venant dans ce pays, que notre copain Jansac, tu te rappelles cet agent avec lequel nous avions négocié à Aden et qui est mort juste après la libération des otages, oui, je me disais qu'au lieu de rapatrier son corps, les légionnaires auraient mieux fait de l'enterrer là-bas, dans une tombe taillée au milieu de ces rochers noirs en face d'Aden, de l'autre côté de Bab al-Mandab. Je n'arrive pas a l'imaginer vivre ou mourir ici, dans ce pays, tel qu'il est devenu…»

Je n'attendis plus et l'interrogeai sur toi Je savais que la première note de sa voix me dirait déjà beaucoup. Il me jeta un bref regard dont la dureté me sonda d'une question muette, comme pour dire: «Tu me le demandes à moi?» Mais ce qu'il dit effaça immédiatement cet air de reproche.

«Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. En tout cas, je ne t'aurais jamais revu pour t'annoncer sa mort. Les condoléances de parents et d'amis, ce n'était pas son genre. Quant à toi, réfléchis bien, il est souvent plus reposant de vivre dans un vague espoir. Tant qu'on ne sait pas…

– Je voudrais justement savoir.»

Chakh eut de nouveau ce regard durci, puis me confia comme à contrecœur:

«Sa dernière identité était allemande. Une Allemande qui avait longtemps vécu au Canada et qui revenait en Europe. Donc tu peux abandonner tes recherches russes. Ne perds pas ton temps, il n'y aura parmi ces femmes russes vivant à Paris que des violonistes saint-péters-bourgeoises, des prostituées ukrainiennes et des épouses moscovites, et parfois toutes les trois en une seule personne… Je repasserai en France dans une dizaine de jours, je pense savoir d'ici là au moins dans quel pays il faudra la chercher.»

J'eus le temps, avant une nouvelle rencontre, de comprendre ce qui avait changé en Chakh. Il aurait été plus simple de dire: il a vieilli. Ou d'expliquer l'aigreur qui perçait dans ses paroles par la disparition du pays qu'il avait servi depuis tant d'années. Mais il y avait autre chose. À présent il travaillait sans aucune protection, comme un voltigeur à qui on a retiré le filet, surtout sans le moindre espoir d'être échangé, en cas d'échec, contre un Occidental, ce qu'on faisait autrefois. En le revoyant, je lui en parlai. Je disais qu'à Moscou, on pensait plus à ouvrir des comptes en Suisse qu'à exfiltrer un agent. Il sourit: «Tu sais, un jour ou l'autre nous serons tous exfiltrés par le bon Dieu.»

Ce soir-là, le jour de notre deuxième rencontre, nous parlions justement de ces années où tout avait basculé à Moscou. Les années où le Kremlin se transformait en une grosse tumeur mafieuse dont les métastases minaient le pays tout entier. Les années où, comme dans la panique d'une défaite, on abandonnait les alliés d'hier, on soldait les guerres, on démantelait l'armée. Le temps où l'écroulement de l'empire rompait, maille après maille, les réseaux de renseignement tissés durant les soixante-dix ans de son existence. Le temps où nous ne savions pas si un agent de liaison absent au rendez-vous avait été intercepté par les Américains ou vendu par les nôtres. Le temps où je t'avais vue te perdre, un jour, dans la foule de l'aéroport de Francfort, après quelques mots d'adieu volontairement insignifiants.

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