«Il voyage tout le temps, surtout en Europe de l'Est, en rabatteur, expliquait Chakh, mais il y a une chance que pendant les vacances de printemps il passe quelques jours en famille. Il faut que tu partes au plus tard après-demain. Essaie de le voir tout de suite. Il est très méfiant. Tu diras que tu viens de la part d'un de ses meilleurs amis. Je te donnerai son nom. Cet ami est actuellement en Chine, en mission, pratiquement injoignable. Ça te laisse au moins quatre jours. S'il refuse fermement tout contact, parle-lui de sa maîtresse à Varsovie. En Amérique, ça peut être un argument… »
Il s'interrompit et me fixa en plissant légèrement les paupières.
«À moins que tu ne sois pas décidé tout simplement à le liquider?»
Cette question me poursuivit pendant la nuit. Je ne savais ce que je devais faire en rencontrant ce Val Vinner. Lui extorquer des aveux, le faire chanter et l'obliger à se justifier longuement, piteusement, le voir trembler, l'humilier ou, comme disait Chakh, «tout simplement» le tuer? Un pistolet avec un silencieux, une carte de Floride recouvrant la main armée, l'air d'un touriste égaré, Vinner déjà installé dans sa voiture accepte d'aider, ouvre la portière, s'incline vers la carte: «Yes, you're on the right road… », et, en rejetant la tête, il se fige sur son siège, je bloque la fermeture, pousse la portière, il doit avoir des vitres fumées… Il y eut, dans cette nuit blanche, une heure où le ruminement de toutes ces vengeances révéla soudain une raison cachée, celle queje m'efforçais de me dissimuler à moi-même. Chaque nuit possède ce moment de grande lucidité, de sincérité impitoyable dont on est, d'habitude, protégé par le sommeil. Je n'avais aucune protection, cette fois-ci. Les pensées étaient nues, cinglantes. Je ne pouvais rien contre cet aveu qui revenait sans cesse, de plus en plus net: j'allais en Amérique en espérant entendre dire Vinner que ta mort n'était pas cette longue torture dont avait parlé Chakh. Que c'était une mort… ordinaire. Et que de toute façon, je n'aurais pu l'empêcher même si j'avais été à tes côtés. Que tu n'avais pas souffert. Que je n'avais pas à répondre de cette mort devant… Devant qui?
Je me levai pour interrompre le flux de ces aveux. Mais leur netteté atteignait alors la force d'une voix vivante: «Tu veux voir cet agent défroqué en espérant qu'il va t'absoudre. Comme un bon vieux pope…»
Je m'endormis à la fin de la nuit, d'un sommeil qui garda l'extrême acuité de cette confidence forcée. Mais sa lucidité devint lumière et le tranchant de la douleur, la glace. Le froid d'une chute de jour d'hiver, de la neige qui lentement me glaçait le front. Je revoyais la maison de bois dont tu m'avais souvent parlé, avec son perron bas d'où l'on pouvait voir, derrière les branches de sapin, le rivage du lac gelé… Au réveil, j'éprouvai longtemps la fraîcheur de cette journée racontée, blanche et calme. Dans l'avion, en recomposant mentalement tout ce que je savais sur Vinner, en rejouant comme des combinaisons d'échecs toutes ses réactions possibles, je me retrouvais de temps en temps dans un lointain d'oubli, au bord de ce lac entouré du lent sommeil des arbres enneigés. À un moment, dans un bref accès de douleur, je crus percer ce qui, exprimé en mots, pâlit et ne dit qu'une part de la vérité devinée: «Nous aurions pu vivre dans cette journée d'hiver!» Non, ce que je venais de comprendre dépassait de loin cette possibilité imaginée. Les mots brisèrent l'instant entrevu en éclats de regrets, de remords, de haine. Je pensai de nouveau et avec une joie mauvaise à la progression de la peur que je saurais doser lors de mes visites à Vinner. Puis m'accusai de vouloir me blanchir, d'espérer secrètement de lui le récit d'une mort douce, de vouloir même le tuer pour ne pas entendre ce qu'il savait… Enfin, pour mettre fin à ce supplice verbal, je repris, une à une, mes combinaisons d'échecs.
Je me souvenais qu'avant de me quitter, Chakh m'avait dit cette phrase dont seul le début m'avait paru utile: «Si tu ne le tiens pas tout de suite, dans les premières dix minutes, tu as perdu, c'est une anguille d'après ce qu'on m'a dit…» La fin de ses paroles me revenait maintenant et me paraissait bien plus importante: «Mais quoi qu'il arrive, n'oublie pas que pour… pour elle, c'est bien égal. Les jeux sont faits.» En répétant ces mots, je me disais que depuis cette promenade avec Chakh dans un chemin qui contournait une vieille ferme, j'avais l'impression de vivre dans une obscure après-vie.
VI
En pensée, j'avais fabriqué la ville où habitait Vinner avec le matériau noirci et humide du printemps parisien. Lui-même m'apparaissait vêtu d'un pardessus, le visage brouillé par la pluie et la méfiance. J'étais épuisé par ks nuits sans sommeil, par l'attente de la première rencontre, je n'avais pas pensé au soleil du golfe du Mexique. À l'atterrissage, la lumière et le vent chaud s'engouffrèrent dans cette ville imaginée, c'était moi, l'homme en pardessus sombre. En allant à Destin par le littoral, je sentais cette atmosphère très particulière, à la fois nonchalante et nerveuse, des villes méridionales qui se préparent à la saison des vacances. Elle se devinait dans le bruit avec lequel cet ouvrier sortait d'une remise des sommiers de plage, dans l'odeur de peinture de ces lettres neuves qui promettaient un rabais mirifique aux mange-tôt… A l'hôtel, je me débarrassai de mes vêtements parisiens comme de témoins honteux et ridicules sous ce ciel léger.
Je sortis aussitôt, moins par peur de manquer Vinner (je ne savais même pas s'il était chez lui), que pour devancer un nouvel afflux de doutes. Je suivis le conseil de Chakh de venir directement, sans téléphoner, sans m'attarder à une habituelle reconnaissance des lieux. D'ailleurs, l'ambiance des stations balnéaires où tout est prévu pour alléger le poids des choses contribua certainement à la facilité avec laquelle, une demi-heure après, à l'angle d'une rue, je trouvai la maison de Vinner. Non pas une bâtisse grisâtre, blockhaus imprenable que mon imagination avait construit avec la pierre humide des immeubles parisiens, mais une villa à un étage, en retrait dans un jardin dominé par plusieurs faisceaux de jeunes palmiers. Derrière la grille, à gauche de l'étroite allée qui menait à la maison, était garée une voiture avec le coffre ouvert qu'un homme, me tournant le dos, nettoyait avec un petit aspirateur faisant penser à un arrosoir. J'appuyai sur la sonnette. L'homme se retourna, débrancha l'appareil en l'abandonnant dans le coffre et, au lieu de venir vers moi, ce qui m'eût paru naturel, marcha vers une petite guérite, en briques claires, qui flanquait la grille et disparaissait presque entièrement sous les feuilles d'une plante grimpante. J'entendis sa voix tout près de mon oreille, dans l'interphone, et remarquai au même moment l'œil plat et noir de la caméra de surveillance. La voix était lente, pâteusement américaine. En expliquant qui j'étais, je m'entendais à peine, ébloui
par la dérisoire évidence de ce que je venais de voir: ce quinquagénaire aux cheveux coupés ras, un homme corpulent qu'une chemisette blanche et ouverte sur la poitrine rendait presque carré, cet homme qui promenait son aspirateur sur la moquette du coffre et qui, à présent, approuvait mes explications par des «okay» traînants, cet homme était Val Vinner! Un être presque fabuleux par le mal qu'il avait fait, par la dimension de ce qu'il avait, négligemment, détruit et qui maintenant s'exposait dans toute la banalité de ce petit paradis sous les palmiers, dans la paix domestique d'une matinée de vacances…
Patiemment, en imitant très bien cette bienveillance obtuse que les Américains mettent dans l'éclaircissement des détails, l'ex-Russe continuait à me questionner sur notre ami commun en voyage en Chine, sur le but de ma visite… Soudain, ce que je vis derrière la grille effaça notre conversation à travers le mur. Un enfant, un garçon de six ou sept ans, contourna la voiture et vint vers l'entrée, s'agrippa aux barreaux en me dévisageant avec curiosité. Son frère, encore pas très assuré sur ses jambes, traversa la cour pour rejoindre l'aîné. Je saurais plus tard que l'aîné était le fils de la femme de Vinner, mais en voyant ces deux enfants, j'eus l'impression de venir d'une époque révolue, depuis laquelle ce transfuge avait eu le temps de s'américaniser et de fonder cette famille vieille d'au moins huit ans…