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A
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Je prononçais mentalement son prénom, Sacha, comme pour faire coïncider la femme qui était assise sur l'herbe de la steppe, à côté de moi, et cette autre qui avait, si discrètement, si intensément, traversé la vie de ma famille. C'est à ce moment qu'elle fit un effort pour se lever, en s'apercevant sans doute que la nuit approchait. Maladroitement, je me hâtai de lui venir en aide, de lui tendre mon bras, devinant pour la première fois la fragilité de son corps, la fragilité de la vieillesse qu'on a peine à concevoir quand on a quatorze ans. Mes doigts dans ce geste hâtif serrèrent sa main mutilée. Je sentis un frémissement instinctif, ce réflexe de pudeur qu'ont certains blessés qui ne veulent pas effrayer ou se faire plaindre. Elle me sourit, me parla d'une voix qui retrouva sa tonalité sereine et précise.

Après quelques minutes de marche, je me rendis compte que j'avais oublié, à l'endroit de notre halte, le livre que nous emportions durant ces longues journées passées dans la steppe, au bord d'une rivière. Je le dis à Sacha, rebroussai chemin en courant et en me retournant je la vis, de loin, toute seule au milieu de l'étendue sans limites emplie de la transparence du soir. Je marchais lentement en reprenant mon souffle et la regardais m'attendre là-bas, dans cette solitude absolue, dans ce détachement qui rendait sa présence semblable à un mirage. Je ne pensais pas à l'histoire de ma famille dont elle venait de me transmettre les derniers souvenirs. Je pensais à elle-même, à cette femme qui, d'une manière très discrète, presque involontairement, aurais-je pu croire, m'avait appris sa langue, et dans cette langue, le pays de sa naissance, le pays qui ne l'avait jamais quittée durant sa longue vie russe.

De loin, je reconnus son sourire, le geste de sa main. Et avec toute l'ardeur de mon âge, je fis le serment muet de lui rendre, un jour, son vrai nom et son pays natal tel qu'elle l'avait rêvé dans l'infini de cette steppe.

V

«Non, écoutez, soyons sérieux, politiquement ce pays est un cadavre. Ou plutôt un fantôme. Un fantôme qui espère encore faire peur mais qui fait plutôt rire.»

Ils parlaient de la Russie. Je n'intervenais pas. S'il m'arrivait de me trouver dans ce genre de réunions très parisiennes, ce n'était jamais pour y prendre la parole. Je répondais à l'invitation car je savais que dans ce monde très composite il y avait une chance de tomber sur un invité qui, en apprenant mes origines, pouvait s'exclamer. «Tiens, pas plus tard qu'hier j'ai rencontré, chez Untel, à Lisbonne, votre compatriote, comment elle s'appelait déjà… » C'est ainsi en tout cas que j'imaginais pouvoir capter ton ombre, la retenir, la cerner sur un continent, dans un pays, dans une ville, en questionnant cet invité providentiel… Durant plus de deux ans, j'avais patiemment revu les endroits où ta présence me paraissait probable, des villes que nous avions, même brièvement, habitées autrefois. Désormais, au lieu de cette quête (je m'étais souvent dit que logiquement tu devais précisément éviter ces villes-là), je guettais un écho que le hasard d'un bavardage mondain allait glisser entre deux sentences sur le «cadavre politique» ou autres vérités de salon.

Ce jour-là, la Russie fantôme fit mouche. La conversation s'anima.

«Un trou noir qui engloutit tout ce qu'on yjette, enchaîna quelqu'un.

– Ils sont allergiques à la démocratie», affirma l'autre.

Une femme, en tendant sa cigarette vers un cendrier:

«J'ai lu quelque part qu'ils ont maintenant une espérance de vie plus basse que dans certains pays d'Afrique!

– C'est sans doute, chérie, parce qu'ils fument trop», déclara son mari, et il lui subtilisa, par jeu, son paquet de cigarettes.

Tout le monde rit. On changea de sujet. Sous prétexte de reprendre un verre, je m'éloignai, je regardai leur petit groupe au milieu d'autres cercles qui se faisaient et se défaisaient en suivant le hasard d'un regard, d'une parole, d'un ennui. Il y avait cette femme qui écrasait son mégot, une sorte de minuscule adolescente malgré la soixantaine, son mari, ancien ambassadeur, grand, massif, qui tout en écoutant, c'est-à-dire en feignant d'écouter, levait les sourcils en saluant les gens par-dessus la tête de ses interlocuteurs et retombait dans la conversation pour rebondir à demi-mot. Cette autre, une grande prêtresse de la culture parisienne, une femme au profil masculin, à la voix ferreuse et dont le corps très maigre, l'expression des yeux, les mouvements du menton semblaient militer pour une cause tandis que son cou, sous les cheveux coupés court, démentait ce militantisme par sa fragilité presque enfantine, dernier refuge de sa féminité et dont peut-être elle-même ignorait la beauté. Une autre encore, cette blonde souriante très classique qu'on avait l'impression d'avoir rencontrée mille fois, avant de percer, sous cette carapace dorée et souriante, une inconnue. Enfin, ce jeune homme qui venait de parler du «pays fantôme». Jeune à cinquante ans et qui le serait toujours. Un jean noir, une chemise blanche largement ouverte sur une poitrine claire, une chevelure d'artiste, de fines lunettes rondes. Plus que de cet habillement, l'illusion de jeunesse provenait de son art d'être toujours actuel. Ce qu'il disait en fait importait peu, car durant sa déjà longue vie de diseur de vérités, il avait été maoïste, communiste, anticommuniste, libéral, antibourgeois vivant dans le quartier le plus bourgeois, avait défendu toutes les causes et leur contraire, mais surtout savait ce qu'il fallait dire pour se faire passer pour un contestataire, un révolutionnaire, une tête chercheuse, même en disant des banalités qu'il combattrait le lendemain. À ce moment-là il fallait dénigrer le pays fantôme. Il avait le sens de la formule… En sortant, je fus rattrapé par un journaliste rencontré dans l'une de ces réunions. «Je vais couvrir la visite de votre président avec une journaliste russe. Vous la connaissez peut-être, elle s'appelle… »

En marchant dans les rues nocturnes, je me disais que la probabilité de te retrouver sous une identité russe était presque nulle. Surtout à côté de «notre» président. Pourtant, c'était le seul moyen qui me restait d'écarter, une à une, celles qui n'étaient pas toi.

Le sobriquet de «pays fantôme» me poursuivit quelque temps à la manière d'un obsédant refrain court-circuité par la mémoire. Et aussi ce regret: il aurait fallu intervenir, essayer d'expliquer, leur dire que… Plus tard, dans la nuit, je pensai à cette douleur fantôme qu'éprouve un blessé après l'amputation. Il sent, très charnellement, la vie du bras ou de la jambe qu'il vient de perdre. Je me disais qu'il en était ainsi pour le pays natal, pour la patrie, perdue ou réduite à l'état d'une ombre, et qui s'éveille en nous, à la fois déchirement et amour, dans les pulsations les plus intimes des veines rompues.

«Il aurait fallu leur parler de…» Mais ce qui me venait à l'esprit était silencieux: cette femme, seule, au milieu de l'immensité de la steppe, le regard abandonné dans la dernière clarté du couchant. J'imaginais cette même femme, plus jeune, au début de la guerre, infirmière dans un hôpital, dans une petite ville derrière la Volga. Des salles bondées de blessés, de mourants, de morts. Des chirurgiens qui opèrentjour et nuit et tombent de fatigue. Le sol qui, à cause des bombardements, devient sonore sous les pieds, comme une large dalle posée sur le vide. Des convois arrivent, déchargent leur cargaison de corps gluants de sang, de boue, de poux. Les bras sont engourdis par le poids de tous ces hommes qu'il faut transporter, retourner, soulever. Dans le tumulte des cris, on ne distingue plus la bouche qui appelle. La douleur rend tous les regards semblables. Cela se passe dans un pays dont les deux capitales sont assiégées, l'armée en déroute, les villes dévastées. Un pays fantôme…

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