Elle ne l'avait jamais appelé ainsi, ne s'était certainement jamais dit: «Je suis étrangère, ce pays n'est pas le mien, je n'ai pas à supporter le destin démesuré de ce peuple.» Dans un bombardement, un éclat lui avait mutilé les doigts de la main droite. Depuis, du matin au soir, et souvent la nuit, elle travaillait à la gare de triage, au milieu des convois qui partaient au front et qui en revenaient.
… Je me souvins qu'en quittant les gens avec qui j'avais passé le début de la soirée je les avais entendus dire que les prix de l'immobilier («en tout cas à Paris intra-muros », précisait la femme-adolescente) allaient repartir à la hausse…
La nuit d'hiver était tiède, la pluie dans la fenêtre ouverte égrenait à l'infini le scintillement de la ville. Myriades de points lumineux, obtus symbole de l'éparpillement humain: pour retrouver une personne disparue, il suffit de visiter toutes ces sources de lumière, l'une après l'autre, sur toute la planète. Souvent, dans mon désespoir, ce tri infini des lueurs me paraissait réalisable.
Je me rappelai très précisément le jour où je t'avais parlé de Sacha, de cette femme qui m'était soudain apparue toute seule dans l'immensité de la steppe.
Dans notre jargon, nous les appelions «voyeurs»…
Ce jour-là, dans la fournaise africaine de la ville, il ne restait plus que des lambeaux des deux armées ennemies, ces soldats épuisés qui n'avaient même plus la force de se haïr. Quelques habitants aussi, terrés, assourdis d'explosions, veillant sur leurs morts. Enfin, les «voyeurs», ces professionnels engagés par les entreprises d'armement, des spécialistes qui, d'une distance raisonnable, suivaient les combats, prenaient des photos, notaient les performances des armes, filmaient la mort. Les acheteurs de canons ne se contentaient plus de notices publicitaires ni de tirs de démonstration sur des polygones d'opérette. Ils exigeaient des conditions de guerre réelles, des preuves obtenues au feu, de vrais corps déchiquetés au lieu des mannequins troués. Les téléobjectifs des «voyeurs» découpaient ce char à la tourelle arrachée et d'où sortaient des carcasses humaines noircies, réussissaient à cadrer ce groupe de soldats fendu par une grenade d'assaut…
C'est à cause d'eux que nous étions restés dans cette ville. Nous avions pu les approcher, nouer connaissance, rendre un service, nous assurer de pouvoir retrouver leurs traces en Europe. Puis, quand la fumée des incendies avait commencé à gêner leurs prises de vue, nous les avions vus partir: un hélicoptère qui avait glissé sur le fond des collines rousses et par sa légèreté avait fait penser à un survol touristique.
D'un refuge à l'autre, nous nous retrouvâmes au dernier étage de la tour d'un hôtel qui dominait le quartier du port. Les cinq ou six premiers étages étaient noirs de suie et n'avaient plus de vitres. Un escalier de fer en colimaçon qui menait au jardin suspendu, au premier, avait été arraché par une explosion et se balançait à présent comme un énorme ressort pointé vers le vide. Le dernier étage était occupé par un restaurant panoramique qui en temps de paix tournait lentement, permettant aux touristes de contempler la mer, le grouillement multicolore du marché, les silhouettes ocreuses des mon tagnes. Maintenant la salle restait immobile et, sans air conditionné, on s'y sentait comme dans une cage de verre. Le double vitrage ne laissait pénétrer aucun souffle, amortissait même le bruit des fusillades. Les tables étaient dressées, les serviettes s'élevaient en petites pyramides amidonnées. Le silence et l'air confiné rappelaient un musée désert, par un après-midi de juillet. Un grand espadon fixé sur le mur, au-dessus du bar, augmentait cette impression d'être derrière une vitrine de musée. De temps en temps, les rafales se faisaient entendre en bas de l'immeuble, puis résonnaient dans les étages, montaient… Une nuit, le courant revint pour quelques secondes, des abat-jour en verre foncé répandirent une lumière douce, couleur de thé, les ventilateurs s'animèrent au-dessus des tables. Et à côté du bar retentirent les soupirs d'un magnétophone: deux ou trois mesures d'un slow qui disparurent presque aussitôt dans l'obscurité revenue.
De jour, par la baie circulaire, nous pouvions observer presque la ville entière. Souvent, deux groupes de soldats, rebelles et gouvernementaux, avançaient l'un vers l'autre, sans se voir, séparés par un pâté de maisons, et soudain tombaient nez à nez, se jetaient sous les porches ou à terre, et s'entre-tuaient. Parfois un seul homme progressait en rasant les murs, l'arme pointée en avant, et de notre refuge vitré nous voyions son ennemi qui marchait à pas de loup, derrière l'angle de la maison. La guerre vue du haut révélait toute sa nature de jeu comique et impitoyable. Nous suivions l'approche des deux soldats qui ne se voyaient pas encore, nous savions ce qui allait se passer, et notre position et cette prescience surhumaine nous peinaient comme une prérogative usurpée… Au loin, à plusieurs kilomètres de la ville en feu, on pouvait discerner les rectangles gris du cantonnement des Américains. Ils attendaient la fin des combats pour intervenir.
Nos pensées, nos paroles étaient d'une clarté dure et définitive durant ces journées de réclusion dans notre refuge perché. Peut-être parce que nous voyions la bataille de très haut, comme sur une maquette, et constations que finalement il suffisait de monter une dizaine d'étages pour que la folie de l'homme apparaisse nue. Ou bien parce que trop claire et sans appel était notre propre situation: en suivant le départ des «voyeurs», nous n'espérions plus, comme autrefois, qu'un lourd hélicoptère de combat se poserait – s'imposerait – à côté des maisons en feu pour emporter les débris des troupes qui s'obstinaient à servir l'empire. Les dernières nouvelles, confuses et invraisemblables, qui nous étaient parvenues de Moscou, parlaient des fusillades dans les rues, du pilonnage des bâtiments civils. Une confusion qui disait très clairement la fin.
Mais surtout cette guerre paraissait transparente. Malgré la fumée des incendies, malgré la densité du sang versé, malgré l'écheveau de commentaires dont on l'enveloppait dans les journaux. Sa logique était toute simple. Le changement de l'équipe dirigeante décidé, par les Américains, à dix mille kilomètres de cette ville. Le baril de pétrole à moitié prix les récompenserait. La nouvelle équipe le vendrait pour payer les armes déjà livrées et qu'il faudrait régulièrement renouveler en suivant les conseils des décideurs. Et pour bien choisir, les conseillers feraient la projection des vidéos tournées par «les voyeurs» et qui montreraient ces armes dans des combats tout à fait réels…
Tu te mis à me parler de cette transparence quelques minutes après la mort d'un soldat. Nous l'avions entendu monter l'escalier en courant, en tirant sur ceux qui le poursuivaient. La porte du restaurant n'était pas barricadée – nous savions que cela aurait mis en colère les assaillants et nous aurait privés d'une maigre chance de survie. Il y avait eu le crépitement de quelques rafales multiplié par l'écho des étages, puis cette explosion. Il était impossible de savoir si la grenade était lancée par le fugitif ou par ses poursuivants. En tout cas, ils n'avaient pas grimpé plus haut et le soldat était mort sur le palier du restaurant. Je ne me rappelle plus pour quel camp il combattait. J'étais simplement frappé par sa jeunesse.
Nous avions recouvert son corps d'une nappe et c'est à ce moment-là que tu parlas des gens qui dans leurs bureaux new-yorkais ou londoniens habillaient ces guerres d'enveloppes de reportages, d'articles, d'émissions, d'enquêtes. On faisait semblant d'oublier le prix du baril, on
parlait des haines ancestrales, des catastrophes humanitaires, du processus démocratique entravé.
«Tu vas voir, ils vont encore expliquer ce car-page par la rivalité entre Bantous et Nilotiques, disais-tu avec cette pointe d'aigreur que je ne te connaissais pas.