Très tôt le matin, Pavel se leva, tout engourdi par une nuit de guet, la tête remplie des saccades de visions de la veille. Il fit glisser la lourde porte du wagon et soudain recula d'un pas, effrayé, ébloui. Sur un ciel encore sombre, au-delà des vallonnements couverts de forêt, éclataient les angles neigeux du Caucase, presque menaçants dans leur beauté. Leur masse légèrement bleutée semblait avancer à chaque seconde, surplomber le train. Et à cause de cette hauteur, tout l'espace s'édifiait à la verticale et il était impossible pour quelqu'un qui avait toujours vécu en plaine d'imaginer la vie en contrebas de cette splendeur muette.
La jeune femme vint aussi vers la porte et regarda dehors, en rejetant ses longs cheveux que le vent lui souffla au visage. À travers le martèlement des roues, Pavel cria son admiration. Elle hocha la tête, mais n'exprima ni surprise ni crainte. Elle avait l'air de ne pas s'intéresser aux pics neigeux à l'horizon, mais de scruter les collines boisées et les rares villages, encore assoupis.
Pavel voulut descendre à la première occasion, attiré par une grande ville que le train tra-versa en s'immobilisant pour quelques minutes. Cette contrée verticale lui semblait trop étrangère. La femme le retint.
Ils sautèrent du wagon lorsque le convoi, à la sortie d'un long tunnel, ralentit à un tournant, au milieu des montagnes. La femme marcha vite, en descendant le versant couvert d'arbres et de buissons que Pavel ne connaissait pas. Il la suivait avec difficulté, se laissant agripper par les ronciers qu'elle savait éviter, dérapant sur des petits éboulis cachés sous la brande. La forêt, sans un sentier, paraissait vierge. En débouchant sur la berge d'un cours d'eau, la femme s'arrêta et Pavel, la rattrapant («Elle veut m'égarer ou quoi? » s'était-il dit quelques minutes auparavant), demanda sans pouvoir cacher son inquiétude sous un ton de bravade: «Alors, tant qu'à faire, on va monter au Kazbek, à présent? Tu m'amènes où, comme ça?» La femme sourit, et c'est à ce moment qu'il remarqua à quel point elle était lasse. Sans répondre, elle avança sur les galets, entra dans le courant, y plongea, tout habillée, et ne bougea plus, laissant l'eau laver son corps, son visage, sa robe aux manches effilochées. Pavel voulut l'appeler puis se ravisa, sourit et s'en alla vers les rochers qui, un peu plus bas, descendaient dans la rivière. Tout lui parut soudain simple, comme prévu par un ordre de choses insolite qu'il allait découvrir. Il se déshabilla derrière les rochers et glissa dans le courant. Le soleil était déjà au zénith et cuisait la peau. Les vêtements séchèrent en quelques minutes.
Pendant la halte sur cette berge, il apprit ce qu'il devinait déjà. La jeune femme était une Balkare. L'un de ces peuples caucasiens déportés en 1944. Certains tentaient de rentrer clandestinement, mais se faisaient prendre bien avant d'avoir vu la neige des sommets.
Elle lui montra son village de loin: une rue déserte, des vergers aux branches couchées par terre sous l'inutile abondance de fruits et dans la cour d'une maison, sur une corde, une rangée de linge en lambeaux.
Ils s'installèrent à plusieurs kilomètres de là, par prudence. De temps en temps, Pavel descendait dans ce village vide où il trouvait quelques outils de charpentier, une boîte de clous, un vieux briquet à amadou… Un jour, il vit, imprimés dans l'épaisse poussière de la rue, des traces de roues. Il reconnut un tout-terrain militaire. Les mois passèrent, la voiture ne réapparut pas. Il ne dit rien à la femme. «À ma femme», pensait-il souvent à présent.
Le refuge qu'ils avaient construit dans le repli rocheux d'un vallon était à une journée de marche d'une petite ville avec une gare de chemin de fer. C'est de cette ville que Pavel envoya une lettre à Sacha. Elle était seule à connaître leur vie cachée. Seule à venir les voir une ou deux fois par an.
Elle vint aussi pour la naissance de leur enfant et resta plus longtemps cette fois-là… Un soir, pavel revenait de son rucher installé de l'autre côté du vallon, à l'orée d'une forêt de châtaigniers. Il traversa le courant, en portant sur son épaule une seille remplie de miel frais, s'arrêta pour reprendre souffle en bas d'une petite montée qui menait vers leur maison. Il voyait à travers la porte entrouverte les silhouettes des deux femmes. Sacha restait debout, une bougie à la main, sa femme était assise, le visage penché vers l'enfant. Il entendait non pas les paroles mais juste la tonalité, lente et égale, de leur conversation à mi-voix. Il pensa à Sacha, avec cette reconnaissance douloureuse qu'on éprouve envers celui qui n'attend aucun mot de reconnaissance, qui n'y pense même pas et qui donne beaucoup trop pour qu'on puisse le lui rendre. «Elle serait russe, elle n'aurait jamais osé venir ici…», se dit-il en comprenant que c'était une manière très imparfaite d'exprimer la nature de cette femme. Étrangère, elle prenait plus de liberté avec les pesantes lois et habitudes qui gouvernaient ce pays et qu'elle ne croyait pas absolues. Alors elles cessaient d'être absolues.
De l'endroit où s'était arrêté Pavel, il entendait le ruissellement du courant, ce bruissement souple et sonore qui, la nuit, emplissait leur maison, en se fondant dans les bruits de la forêt, dans le crissement du feu. Sous le rocher, en face de la maison, l'eau était lisse et très noire. Le ciel y jetait le reflet d'une constellation qui ondulait lentement en changeant de contour. Il s'étonnait en pensant que l'homme avait besoin de si peu pour vivre et être heureux. Et que dans le monde qu'ils avaient fui, ce peu se perdait dans les innombrables stupidités, dans les mensonges, dans les guerres, dans le désir d'arracher ce peu aux autres, dans la peur de n'avoir que ce peu…
Il souleva la seille et se mit à monter vers la maison. Sa femme se tenait sur le pas de la porte avec leur fils dans les bras. L'enfant s'était réveillé mais ne pleurait pas. Les étoiles éclairaient faiblement son petit front. Ils restèrent un instant dans cette nuit, sans bouger, sans rien dire.
… Celle qui me contait la vie de Pavel interrompit son récit sur cet instant de nuit. Je pensai que c'était une simple pause entre deux mots, entre deux phrases et que le passé allait de nouveau s'éveiller dans sa voix. Mais peu à peu son silence se confondit avec l'immensité de la steppe qui nous entourait, avec le silence du ciel qui avait cette luminosité dense des premières minutes d'après le couchant. Elle était assise au milieu de cet ondoiement infini des herbes et, la tête légèrement relevée, les yeux mi-clos, regardait au loin. Et c'est en devinant qu'il n'y aurait pas de suite que subitement je compris: la fin du récit m'était déjà connue. Je savais déjà ce qui arriverait au soldat, à sa femme, à leur enfant… L'histoire m'avait été confiée plus d'un an auparavant, par une soirée d'hiver, dans la grande isba noire, le jour où le cri d'un adolescent avait failli me tuer: «Ton père fusillé comme un chien par les mitrailleurs…» Depuis, d'un samedi soir à l'autre, le récit s'était poursuivi en me donnant ce qui me manquait le plus à l'orphelinat – la certitude d'avoir été précédé sur cette terre par des gens qui m'aimaient.
En regardant cette femme aux cheveux blancs assise à quelques mètres de moi, je comprenais de mieux en mieux que la véritable fin de son récit était ce silence, ce flot de lumière qui planait au-dessus de la steppe et nous deux, unis par la vie et par la mort des êtres qui survivaient uniquement en nous. Dans ses paroles et désormais dans ma mémoire. Elle se taisait, mais à présent j'imaginais son ombre au fond de la maison cachée dans un étroit vallon du Caucase. C'est elle, cette femme qui, une bougie à la main, souriait à une jeune mère qui entrait en portant un enfant dans ses bras, à l'homme qui déposait sur un banc une lourde seille recouverte de coton.