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Au matin, le désir de vengeance l'emporta. Il revint dans l'isba qu'il trouva déjà vide. La femme était partie travailler, en lui laissant une casserole de pommes de terre. Il retira les cartouches de son parabellum, résolu à les mettre dans le fourneau, et imaginant avec une mauvaise joie le feu d'artifice, le soir. Puis se ravisa, alla dans la chambre, tira son couteau. Il perça l'édredon sans entrain, comme par acquit de conscience, et s'arrêta. Quelques plumes voletèrent autour du lit. La chambre lui paraissait déjà méconnaissable, comme s'il n'y avait jamais vécu. Il caressa les zébrures sur le manche du couteau, puis rassembla quelques objets qui lui appartenaient et s'en alla. Dans l'entrée, il remarqua la hache, rangée dans un coin, derrière la porte.

De nouveau, durant plusieurs mois, il ne vécut nulle part, jouant au retour du soldat, rusant avec la vie neuve des autres pour rester avec ceux qui n'étaient plus. C'est en pensant à eux qu'un jour il se souvint de l'amie de sa mère, de cette étrangère si russe qui venait souvent les voir à Dolchanka, de Sacha. Il la retrouva dans sa petite ville, à côté de Stalingrad, se laissa convaincre, resta chez elle et commença à travailler dans un dépôt de chemins de fer.

Le troisième anniversaire de la victoire approchait, la ville se couvrait de panneaux rouge et or, avec des slogans triomphants, avec les figures radieuses des soldats-héros. Pavel avait l'étrange impression que les gens autour de lui parlaient d'une autre guerre et que de plus en plus ils croyaient à cette guerre qu'on inventait pour eux dans les journaux, sur les panneaux, à la radio. Il parla de la sienne, des disciplinaires, des assauts à main nue. Le chef d'atelier le rabroua, ils s'empoignèrent. Pavel lâcha prise en voyant sur le bras du chef une longue balafre grossièrement suturée comme on le faisait en première ligne. Quand la dispute se calma et qu'ils restèrent seuls, l'homme l'emmena dehors, derrière un amas de vieilles traverses, et l'avertit: «Tout ce que tu dis est vrai, mais si demain on t'embarque pour ta vérité, sache que je n'y suis pour rien. Des mouchards, il y en a dans l'atelier…» Pavel en parla à Sacha. Elle lui donna du pain, tout l'argent qu'elle avait à la maison et lui conseilla de passer la nuit chez une vieille amie qui vivait à Stalingrad. Elle avait raison. On vint le chercher à trois heures du matin.

Il n'avait plus besoin de trouver des prétextes à ses errements. Il fallait tout simplement s'éloigner de plus en plus de Stalingrad, se rendre invisible, se fondre dans cette vie neuve qu'il avait jusque-là fuie. Il quitta la région de la Volga en se dirigeant vers l'ouest puis, d'un hasard à l'autre, se mit à descendre vers le sud, en pensant à la mer, aux ports, au grouillement méridional dans lequel sa mine douteuse de soldat vagabond s'effacerait. Les gares et les trains étaient depuis longtemps devenus son vrai domicile. Les semaines passées dans le dépôt lui avaient donné une assurance de professionnel. Plus d'une fois, il repéra la présence d'une patrouille militaire. Il se changeait, mettait son bleu de travail et se faisait passer pour un cheminot. Puis redevenait soldat: les machinistes refusaient rarement d'aider un «défenseur de la patrie».

Ce jour-là, Pavel portait son uniforme. Le train qu'il avait repéré dès le matin était déjà déchargé et devait partir d'une minute à l'autre. Sa destination lui convenait. Il restait à négocier avec le machiniste ou bien, en cas de refus, à sauter dans un wagon après le départ. C'est en faisant son guet entre deux baraquements d'entrepôt qu'il entendit leurs voix: deux voix d'hommes qui se secondaient avec une hilarité menaçante et celle d'une femme dont il perçut tout de suite le fort accent d'Orient. Curieux, il contourna l'angle et les vit. Les hommes (l'un d'eux s'appuyait sur un balai, l'autre allumait puis éteignait sa lampe, par jeu, car il faisait encore clair) empêchaient la femme de s'en aller, lui bloquant la route, la poussant contre le mur de l'entrepôt. Ils le faisaient sans violence, mais avec cette autorité des mouvements qu'a un chat qui joue avec un oiseau déjà brisé.

«Non, ma belle, tu nous dis d'abord où tu vas et avec quel train, puis tu nous dis ton nom…, répétait le balayeur en avançant une épaule pour retenir la jeune femme.

– … et on voudrait aussi voir un peu tes papiers», enchaînait le cheminot et il dirigeait sa lampe vers le visage de la femme.

Elle fit un pas plus énergique pour se libérer, dans sa voix une corde fatiguée se rompit: «Lâchez-moi!» L'homme à la lampe lui appliqua la main sur la poitrine comme pour repousser une attaque: «Mais sois gentille avec nous, on ne te demande que ça… Sinon la milice va s'intéresser à ta personne. »

La femme, hébétée, les yeux mi-clos comme pour ne pas voir ce qui lui arrivait, ne parvenait plus à rejeter ces quatre mains qui tiraient sur sa robe, lui enserraient la taille, la poussaient vers la porte bâillante de l'entrepôt.

Pavel se porta vers eux d'un bond en essayant de devancer les avertissements de prudence qui résonnèrent dans sa tête. Ce n'est pas le désir de porter secours qui le décida, mais une vision irréfléchie: ce contraste trop rude entre la beauté de la femme, la fragilité ciselée de son visage et la bouillie des mots, des physionomies, des gestes qui l'empoissait.

Son apparition soudaine, son uniforme en imposèrent et même firent peur. En entendant sa voix rauque, le cheminot se retourna, s'écarta de la jeune femme, s'inclina pour reprendre sa lampe posée par terre. Il bégaya:

«Non, tu vois, sergent, c'est que… non, c'est une voleuse… Quand on l'a vue, elle était en train de chaparder dans les entrepôts… »

Il se mit à se justifier en prenant à témoin le balayeur, mais peu à peu, sa peur maîtrisée, il se rendit compte que le sergent avait un air bizarre: les joues couvertes d'une barbe de quatre jours, une vareuse grossièrement raccommodée, çà et là, et sans col, ces bottes aux tiges écrasées et bouffies par l'usure. Il changea de ton, ulcéré par son erreur.

«Mais toi-même, qu'est-ce que tu viens faire ici? Tu ne voulais pas par hasard visiter les entrepôts? Elle était donc avec toi, cette voleuse? Deux copains, deux coquins!»

Pavel, sentant le danger, voulut couper:

«Tu la fermes, d'accord? Lâche la femme et va serrer les freins! Et pas de sifflet…»

Mais l'autre, détectant de mieux en mieux la faiblesse de ce soldat qui lui avait fait tellement peur, s'emporta:

«Quoi? Les freins? Mais qui es-tu, toi? Attends un peu, on va voir quel régiment tu as déserté! Tiens-le, Vassilitch! J'appelle la patrouille! Ils sont là, près de la gare…»

Pavel repoussa le balayeur qui voulut l'attraper, se retourna et vit que le cheminot ne mentait pas: un officier et deux soldats venaient dans leur direction, le long de la voie. Il frappa pour faire cesser le hurlement des deux hommes. Son poing s'écrasa contre une bouche moite, glissante, l'autre main percuta un menton. Mais le cri se poursuivit, seulement sur un ton plus aigu. Et les doigts se tordaient en s'agrippant à sa vareuse. Il frappa encore. La lampe tomba, roula par terre, s'alluma d'elle-même, son faisceau découpa les roues d'un train qui venait de démarrer. Au loin, les deux soldats de la patrouille se mirent à courir, l'officier accéléra le pas…

C'est la jeune femme qui l'arracha à cette bagarre sans issue. Figée près du mur, elle parut soudain se réveiller et jaillit comme une flèche vers le train qui avançait avec une lenteur somnambulique. Pavel attrapa son sac et la suivit, en essuyant sa main tachée de sang contre son pantalon.

Ils grimpèrent sur le palier d'un wagon, sautèrent sur les voies de l'autre côté, roulèrent sous un convoi et, en voyant que les soldats l'avaient contourné tout au bout, replongèrent, coururent le long du train, rampèrent de nouveau entre les roues. Les sifflets de la patrouille les guidaient, tantôt éloignés, tantôt assourdissants, séparés par un seul rang de wagons. Et les yeux avaient le temps d'intercepter le calme de cet ouvrier qui fumait tranquillement, assis sur une pile de traverses, et la plaque d'émail (avec une destination invraisemblable) d'un vieux wagon sur une voie de garage, et même l'intérieur des compartiments (enfants, thé, une femme préparant le lit) dans ce train de voyageurs qui surgit à vive allure et les sauva, en les séparant de leurs poursuivants. Ils s'élancèrent, entraînés par le souffle de son passage, se retrouvèrent entre ce train rapide et un convoi de marchandises qui avançait à peine, comme ne se décidant pas à partir, aperçurent l'ouverture d'une porte coulissante, échangèrent pour la première fois un regard de complicité, grimpèrent. Pavel tira la porte, trouva dans l'obscurité le bras de la jeune femme. Ils restèrent sans bouger, suivant, derrière la mince paroi de bois, le va-et-vient des pas, des appels, des sifflets. Des pas s'approchèrent, longèrent le train qui glissait toujours avec une lenteur torturante, et une voix s'adressant à quelqu'un de l'autre côté des rails cria: «Non, mais ils doivent être là quelque part, je les ai vus! Dis-lui de venir avec son chien!» Leurs yeux s'étaient déjà habitués à l'obscurité. Ils se regardaient fixement, chacun devinant que son danger, si singulier, si lié à son passé, se mêlait désormais au danger que fuyait l'autre. Que leurs vies se mêlaient. Au loin retentirent une voix coléreuse, un ordre, puis quelques aboiements. Et c'est à ce moment que le convoi fut parcouru par une secousse et Pavel sentit dans son corps au même instant que dans le corps de la femme cet involontaire effort de tous les muscles dans l'enfantin désir d'aider le départ. La course s'accéléra très peu, mais après une dizaine de cognements de roues ce bruit changea, devint plus sonore, plus vibrant. Le train entra sur un pont et roula de plus en plus vite.

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