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Avant d'entrer à Dolchanka, la route faisait une courbe serrée en épousant la boucle de la rivière. Si l'on regardait derrière soi, on pouvait voir l'endroit qu'on venait de dépasser, comme on voit, dans un virage, les derniers wagons du train. Pavel se retourna et dans la lumière rouge du couchant qui rasait le sol, il vit la poussière de ses pas qui ondoyait encore dans l'air immobile et chaud, de l'autre côté du chemin incurvé. Il vit plus que cette trace. Il s'imagina presque, tel qu'il était il y a un instant: un soldat qui venait de nettoyer ses bottes, de rajuster sa vareuse, de laver son visage en puisant de l'eau tiède au milieu des joncs. Et se sentit, pour quelques secondes, très éloigné de ce double heureux et tout ému par le retour. Il dépassa le bosquet à l'entrée du village, tira encore une fois sur le bas de sa vareuse et soudain s'arrêta, puis courut, et de nouveau s'arrêta.

Ce qu'il vit ne l'effraya pas, tant le calme était profond. La verdure des vergers devenus sauvages recouvrait presque entièrement les restes des isbas calcinées. Les arbres avaient poussé en désordre, à travers la rue, en rompant sa ligne droite. Dolchanka n'existait plus. Mais ses ruines n'avaient pas la violence de la destruction récente. Les pluies avaient depuis longtemps délavé la noirceur des murs brûlés, les herbes folles cachaient les pierres des fondements. Seuls les fours dressaient encore leurs cheminées, indiquant l'emplacement des maisons. Pavel s'accroupit, tira la petite porte en fonte du fourneau – le grincement des gonds était l'unique bruit évoquant la présence humaine dans ce silence végétal.

Il parla à haute voix, en marchant lentement le long de la grand-rue. Les mots, même venant au hasard, donnaient à ces minutes un semblant de logique. Il reconnut la forge: brune de rouille, l'enclume pointait ses cornes au milieu des orties. Toujours en parlant, il fit ce calcul très simple: le village avait été brûlé durant l'offensive allemande de l'automne 1941, et donc depuis quatre ans, la neige, les arbres… Il s'arrêta devant une maison dont les murs restaient presque intacts, se souvint de cette bâtisse du soviet. Au-dessus de la porte, des gros clous portaient des bouts de corde blanchis par le soleil. Et au sol, les squelettes couverts de lambeaux d'habits étaient assis ou allongés, transpercés de tiges drues et de feuilles, entourés de larges ombelles crémeuses à l'odeur de vin chaud…

Il passa la nuit dans ce carré de rondins noircis qui traçaient encore, au milieu des broussailles, la place de leur maison disparue. À] présent, il ne souffrait plus. Dès les premiers pas autour de cet ancien incendie (sous les décombres des poutres réduites à des morceaux de charbon, il avait aperçu un lit de fer, tout noir, et l'avait reconnu), dès le premier crissement du verre sous le pas, la douleur avait franchi le seuil du supportable et l'avait insensibilisé. Seuls quelques petits détails absurdes blessaient encore le regard. Le soir, c'étaient ces guirlandes de fleurs blanches accrochées à la cheminée: près du sol, les fleurs étaient déjà fermées et en haut, là où le soleil brillait encore, elles exhibaient leurs cornets évasés. Il s'était approché, avait tiré avec force sur la guirlande… Et à présent, dans la nuit, ce fut cette ombre. Un rapide fouinement derrière les restes de la maison (un chien errant? un loup?) – et la peur, et l'humiliation d'avoir peur. Ici. À ce moment-là. Mais le vrai supplice était le ciel avec ces étoiles légèrement embrumées de chaleur et qui piégeaient le regard par la géométrie de leurs constellations apprises à l'école et, depuis, obtusément inchangées. Il y avait, dans leur lumière mate, une sorte de paisible imposture, une promesse usée par des milliards et des milliards de prières jamais exaucées. Même en fermant les paupières, il n'échappait pas à ces tracés éternels. Il s'assit et s'imagina soudain très vieux, oui, un vieillard qui veille près de sa maison détruite. Et se sentit indiciblement heureux, dans ce vieux corps imaginé, dans ce mourant sans souvenirs, sans désirs. Il avait vingt-cinq ans, en cet été 1945. Le temps qui le séparait du vieillard lui sembla d'une longueur inhumaine. Il tira son sac, sa main tâta la crosse du parabellum emmailloté dans un bout de tissu…

Il quitta le village avant la clarté du jour. En marchant, il se sentait suivi par son propre regard. Un regard de mépris. Il savait que s'il avait manqué de courage, c'était à cause de la femme aux mains tachées de jus de framboise.

Au début, il sut trouver des prétextes à ses errances. Il essaya, en vain, de retrouver sa sœur et passa plusieurs mois à tourner d'une ville à l'autre, dans la région. Puis alla à Leningrad pour rencontrer la famille de Marelst, se persuadait-il, comme s'il y avait encore un espoir de voir quelqu'un de vivant après un silence de plusieurs années. Un fonctionnaire à qui il demandait des renseignements sur Dolchanka, un fonctionnaire très perspicace, flaira en lui cette manie de nomade et le rabroua: «Il est temps de retrousser ses manches, camarade, et de participer à la reconstruction du pays!» En effet, si tout le monde se mettait à rechercher les survivants de tous les villages brûlés… Il ne trouva personne à Leningrad. Pourtant, très consciencieusement, il sonna à tous les étages de ce grand immeuble humide, sinistre, fermé sur une cour encaissée que ne parvenait pas à rendre vivante ce grand arbre aux feuilles incolores. Son zèle donna un résultat auquel il ne s'attendait pas. Une vieille femme surgit d'un appartement caverneux, le regarda presque joyeusement et soudain se mit à parler, de plus en plus haut, en racontant le blocus, les cadavres gelés dans les rues, les appartements habités de morts qu'on ne ramassait même plus… Il recula sur le palier, bafouilla un mot d'adieu, commença à descendre. Toutes ces histoires lui étaient connues. La femme sentit qu'il lui échappait et cria avec une joie démente: «Et dans notre immeuble, les gens ont mangé leurs chiens! Et ceux qui n'ont pas mangé leurs chiens sont morts et les chiens ont déchiré leurs cadavres…» Pavel dévalait l'escalier et la voix, amplifiée par l'écho, le poursuivait jusqu'à la sortie, puis dans les rues, et plus tard dans le train, dans le sommeil.

Dès qu'il restait plusieurs semaines à un endroit, il commençait à oublier. L'oubli, en cet après-guerre, était plus que jamais le secret du bonheur. Ceux qui n'avaient pas voulu oublier buvaient, se donnaient la mort ou tournaient en rond, comme lui, dans un semblant de retour qui n'en finissait pas.

Un jour, ce bonheur le happa. La femme ressemblait à la cueilleuse de framboises et même était encore plus proche de ce que l'homme affamé de chair attend: cette plénitude pesante du corps qui donne aux seins, à la croupe, au ventre une vie indépendante. En revenant après un jour ou deux d'absence (avec une équipe, il installait les fils électriques le long des routes), il se noyait dans ce corps, dans la vapeur doucereuse des pommes de terre cuites, et se réjouissait qu'on pût vivre sans autre chose que la chair lourde de ces seins et l'odeur tassée de cette isba à la bordure d'un chef-lieu.

Deux fois seulement, il douta de ce bonheur. Un soir, il observait sa compagne qui touillait le contenu d'une large poêle d'où montait le graillon bleuâtre des lardons. «Elle le touille comme pour les cochons», pensa-t-il sans méchanceté, tout engourdi par la journée de travail sous la pluie et par le bonheur. «Mais on peut très bien devenir un cochon si ça continue», se dit-il, en sentant une faible pulsation d'éveil, un afflux de souvenirs. Et il se hâta de replonger dans l'agréable torpeur du soir.

La seconde fois (à cause des froids, leur équipe rentra plus tôt que prévu, il enleva ses bottes trop embourbées dans l'entrée et monta sans bruit), ce bonheur faillit faire de lui un tueur. La porte de la chambre était entrouverte et déjà de la cuisine, il vit sa compagne, nue, et, collé à elle, un homme très maigre qui semblait, en soufflant, vouloir la pousser hors du lit. La hache qu'il chercha dans l'entrée ne tomba pas sous son regard. Ces quelques secondes de recherche le calmèrent. «Aller en taule à cause de cette tranche de lard et de ce ver au cul ridé? Pas fou…» Il chaussa ses bottes et se dépêcha de sortir en comprenant que pour tuer il aurait suffi de voir le visage de la femme, d'entendre sa voix. Il passa la nuit chez un ami et ne dormit pas, tantôt presque indifférent, tantôt inventant une vengeance. Dans un moment de lassitude, il crut comprendre quel genre de femme était celle dont il avait partagé la vie pendant une année. Il n'y avait jamais pensé auparavant. La guerre était le temps des femmes sans hommes et des hommes sans femmes, mais aussi celui des femmes qui, plutôt par le hasard d'une ville proche du front que par impudeur, avaient aimé sans compter, habituées à ces hommes qui repartaient à la guerre et que la mort rendait irrémédiablement fidèles à leur maîtresse d'une nuit. La femme que Pavel avait rencontrée était cette maîtresse. «Sale pute!» chuchota-t-il dans l'obscurité de la cuisine où son ami lui avait fait un lit, mais ce juron voulait en réalité faire taire un obscur pardon. Sa concubine lui rappelait, par son infidélité même, le temps de guerre. Elle vivait encore dans ce temps. «Comme moi», pensa-t-il.

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