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Pavel tomba sur l'un de ces soldats déjà dans les faubourgs de Berlin où leur compagnie pataugeait au milieu des petites poches de résistance. Le drapeau rouge flottait sur le Reichstag, la victoire était annoncée, mais là, derrière cette église à la coupole percée d'obus, se cachaient encore des tireurs qui refusaient de se rendre. Surtout celui-ci, au visage noir de fumée, qui criblait la rue en se cachant derrière une colonne toute rongée de balles. Il paraissait invulnérable. Après chaque rafale, lorsque la poussière s'éclaircissait on voyait de nouveau apparaître son profil raide derrière la colonne, et le tir reprenait. Les jeunes soldats, perplexes, haussaient les épaules, visaient avec application ou, au contraire, se mettaient à arroser toute la façade, grimaçant de colère… On finit par l'avoir au lance-grenades. En s'approchant, Pavel, en même temps que les autres, constata l'erreur et siffla d'étonnement. Dans une niche entre deux colonnes se tenait une statue de bronze farcie de leurs balles. La cache de l'Allemand se trouvait à côté, plus bas. Il était étendu, mort, le visage tourné vers eux. La main gauche, couverte de sang, était accrochée à la poignée de la mitrailleuse par un fil de fer qui remplaçait les ligaments déchirés et permettait le tir. Bruni par la suie des incendies et la poussière, son visage ressemblait beaucoup au métal de la statue. Ses traits n'exprimaient rien.

Cette fusillade avait lieu pendant qu'autour du Reichstag on fêtait la victoire. Ils arrivèrent trop tard et Pavel n'eut même pas le temps de marquer son nom sur les murs mutilés. L'ordre de monter dans les camions était déjà donné et lui ne parvenait pas à trouver un morceau de plâtre sur ce sol jonché de douilles et d'éclats. Il regrettait surtout de ne pas avoir tracé le nom de Marelst comme il se l'était promis depuis longtemps.

Il sentait qu'il y avait quelque chose d'inachevé dans ces journées de victoire. Cette inscription manquée… Non, bien plus que cela. La guerre était finie, pensait-il, et cette idée paraissait étrange. D'un jour à l'autre, tout ce flux de visages, morts ou vivants, de corps indemnes ou meurtris, de cris, de pleurs, de soufflements d'agonie, tout se retrouva dans le passé, rejeté vers ce passé par lajoie de ce soleil de mai à Berlin. Sans pouvoir le dire, Pavel attendait un signe, un changement de la couleur du ciel, de l'odeur de l'air. Mais les semaines coulèrent, déjà sûres de leur cadence de routine. Les camions arrivèrent à la gare. Les convois se remplirent de soldats et lentement repartirent vers l'est.

Un jour, à l'aube, déjà en Russie, pendant que le train était arrêté à côté d'un village, Pavel vit une jeune femme qui rinçait du linge, accroupie au bord d'un courant. L'étrangeté de cette matinée calme touchait à la folie. Pavel comprenait, sans pouvoir le dire clairement, qu'à présent, après tout ce qui s'était passé à la guerre, il était impossible de rester là, sur cette berge, tranquillement, et de faire onduler dans l'eau ces bouts de tissus blancs. Il était impossible d'avoir ces jambes, cette croupe. Ce corps fait pour aimer ne devait pas exister. Elle aurait dû se lever, le regarder et crier de joie ou pleurer en se laissant tomber à terre. Il secoua la tête, se ressaisit. Autour de lui, les soldats dormaient. Il sentit son visage trembloter dans une grimace de jalousie. La jeune fille se redressa, empoigna l'anse du seau rempli de linge essoré. Il suivit ses mouvements, la désira et malgré le bonheur violent qui l'emplit eut le sentiment de trahir quelqu'un.

Requiem pour l'Est - pic_13.jpg

Ils traversèrent Moscou à la tombée de la nuit, en camion, d'une gare à l'autre. Pavel ne connaissait pas la ville et attendait inconsciemment que la fuite des rues derrière la bâche relevée du fourgon lui apprenne le mystère de cette vie sans guerre. A un carrefour, le temps d'un feu rouge, il vit la fenêtre ouverte d'un restaurant, côté cuisine. Le soir de juillet était lourd. Un cuisinier, avec une précaution pénible, déplaçait une volumineuse marmite, le corps rejeté en arrière, une grimace d'effort sur les lèvres. Il était étrange de penser à une vie où cette grande casserole et son contenu avaient de l'importance. Au fond de la cuisine, une porte s'ouvrit et, déjà emporté par le camion, Pavel eut le temps d'apercevoir, en enfilade, la salle du restaurant, la grappe du lustre, une femme inclinée vers son assiette, un homme qui agitait la main en éteignant une allumette… «Ils dînent…», pensa Pavel, et ce mot, cette activité lui parurent d'une étrangeté déroutante. À la gare, en attendant le départ du long convoi composé de wagons de marchandises où l'on allait les faire monter, il surprit les dernières paroles d'un couple qui se faisait ses adieux devant un train de banlieue: «Demain, vers sept heures…» Il grimaça en secouant la tête, comme pour se défaire d'un vertige. Ce rendez-vous de sept heures était placé dans un temps, dans une vie, dans un monde où il ne pourrait jamais pénétrer.

Il vivait encore dans ces jours où, après le combat, les soldats allaient et venaient d'un pas engourdi, au milieu des morts, en s'habituant à être vivants. De ces jours lui venait un couteau avec les encoches laissées par un disciplinaire. Dans ces jours il y avait ce soldat qui, avant de s'écrouler, avait tâté le vide à la place des mâchoires arrachées… La nuit, un cri le réveilla. «Les chars, là, à droite!» hurla son voisin, luttant contre un cauchemar. Dans l'obscurité, il y eut quelques ricanements, quelques soupirs en de nouveau, le silence et le tambourinement des rails.

Il était sûr, à présent, de rencontrer cette vie neuve et oublieuse même à Dolchanka. Au chef-lieu, avant de se mettre en route, il vit une femme qui cueillait des framboises derrière la clôture de sa maison. La maison d'en face avait le toit soufflé par une explosion et paraissait inhabitée. Il observa les mains de la femme, étrangement fines, blanches, aux doigts tachés de jus mauve. Ses avant-bras étaient pleins, insupportables au regard. Il toussota, s'approcha d'un pas entravé et, en s'appuyant sur la clôture avec une nonchalance agressive, demanda la direction de Dolchanka. «Comment dites-vous, Dolchanka? » s'étonna la femme, et elle haussa les épaules. Il y avait dans son ton et la curiosité flattée de parler à un militaire et le désir de se montrer fière. Pavel s'en alla, puis se retourna, en pensant: «Une grosse génisse! La saisir, lui arracher son panier, la violer…» Mais, une part de lui, une part très tendre, s'éboulait déjà en une coulée chaude et lui caressait le cœur, en rassemblant dans un matin de bonheur et cette femme, et ses doigts maculés de rouge, et cette vieille clôture dont le bois commençait à tiédir sous les rayons encore pâles.

En marchant, il pensa à son entrée à Dolchanka, une entrée si souvent imaginée que maintenant l'envie lui venait de se faufiler en passant par les potagers, pour éviter les regards, les saluts. Involontairement, il transportait à Dolchanka tous les gens qu'il avait rencontrés sur la route du retour, à Moscou, au chef-lieu. Imaginé, le village se remplissait de cette vie sans guerre, de sajoie déjà quotidienne et sûre de ses droits. Il y aurait le va-et-vient des jeunes dans la grand-rue, les étirements sonores, à la fois rieurs et plaintifs, d'un bandonéon, l'attroupement, les questions, une multitude d'enfants inconnus Et il faudrait, pour supporter cette gaîté torturante, avaler un bon verre de vodka, puis un autre…

Ne pas revenir du tout? Cette pensée lui parut soudain vraisemblable, et c'est à ce moment-là qu'il remarqua que la route, cette route connue jusqu'au moindre tournant, avait changé. Ce n'était pas la colonne des camions incendiés à la sortie du chef-lieu ni les cratères d'obus qui donnaient cette impression. Tout simplement, ce chemin de terre disparaissait çà et là sous l'avancée de la forêt. Des jeunes merisiers poussaient en son milieu, l'herbe remplissait les ornières. Il lui arrivait de heurter de sa botte le chapeau d'un tue-mouche, de contourner une fourmilière. Pourtant les grands repères étaient là: cette chênaie qui descendait dans un ravin, une large bosse calcaire entourée de sapins… Pavel se pencha, toucha la couche de sable et d'aiguilles de pin. Elle formait déjà une croûte solide, toute tissée de tiges et de racines. En reprenant la route, il accéléra inconsciemment le pas.

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