En parlant, Marelst relevait de temps en temps la tête et les verres de ses lunettes captaient le reflet du feu, les yeux disparaissaient comme sous une giclure de sang. Pavel se disait qu'en temps de paix ils ne se seraient jamais rencontrés, et même en se rencontrant, ne se seraient jamais compris. «Un Leningradois, aurait pensé Pavel avec suspicion, fils d'un ministre…» Il se rendait compte, à présent, que la guerre avait tout simplifié. Il y avait ce feu qui séchait et écaillait les plaques de boue de leurs bottes, la nuit dans cette plaine perdue quelque part entre la Pologne et l'Allemagne, ce bout de terre nocturne qu'ils venaient d'arracher à l'ennemi. Et cet homme assis près du feu, un homme qui parlait tout bas, comme à travers le sommeil, et qui était tout entier dans ce qu'il disait. Pavel comprit soudain qu'il n'y avait plus rien d'autre: une nuit, un homme, une voix. Tout le reste était inventé en temps de paix… L'homme n'était que cette voix nue sous le ciel.
Le lendemain, en reprenant la route, il pensa qu'après le combat il raconterait à Marelst ce qu'il avait toujours tu: l'histoire de cette femme enterrée, avec son enfant dans le ventre, une femme sans voix mais qu'il comprenait toujours.
Dans ce combat, ils devaient libérer un camp. Transformé en une base fortifiée, il gênait l'offensive de toute une division. On ne savait pas s'il restait encore des prisonniers dans les baraques: on ne voyait qu'une trentaine de détenus attachés aux poteaux, autour du camp, en bouclier. Il fallait attaquer sans tirer un seul obus, sans grenades. «À mains nues?» s'étonna un nouveau venu. Personne ne lui répondit. On jeta à l'assaut trois compagnies disciplinaires, six cents hommes. Après la première attaque, repoussée, Pavel vit que les rouleaux de barbelés avaient à moitié disparu sous les corps immobiles. Plus loin, le long de la clôture, les prisonniers ligotés observaient, muets, ces flux et reflux de soldats qui se laissaient tuer sans pouvoir répondre.
À la cinquième ou à la sixième vague, quand il ne restait plus qu'un quart des trois compagnies, Pavel, déjà sourd, déjà avec le goût du sang brûlé dans la gorge, recula au milieu d'une douzaine de soldats vers un large fossé à l'arrière du camp. Quelqu'un s'inclina pour boire, mais se redressa aussitôt: les mains puisèrent une bouillie visqueuse, jaunâtre. C'était une étroite rivière morte, bouchée de cendres. Ils piétinèrent quelques secondes sans pouvoir se décider à traverser ce liquide stagnant où surnageaient quelques cadavres. Marelst surgit à ce moment-là et Pavel vit sa silhouette qui avança s'enfonçant jusqu'aux genoux, jusqu'au ceinturon, jusqu'à la poitrine. Ses bras soulevèrent la mitraillette au-dessus de la tête. Lorsque, couvert de lourdes floches d'écume, il réapparut sur l'autre rive, les soldats se précipitèrent sur ses pas et le temps s'affola comme pour rattraper le retard. Sur un mirador, le canon d'une mitrailleuse pointa frénétiquement vers eux. L'écume s'anima, bouillonna de balles. Le tireur se débattait dans la cage du mirador en luttant contre l'angle mort. L'assaut de ce côté-là n'était sans doute pas prévu. Les soldats se jetèrent vers les barbelés. Et comme toujours au combat, tout se brisa en fragments de plus en plus rapides et fortuits. Une poutre éclatée du mirador. Le mitrailleur au front ouvert par une rafale. Il tombe et réapparaît – il a un visage intact, c'est un autre Allemand. Les balles fouettent l'écume, strient la berge. Un soldat s'arrête, s'assoit, comme pour se reposer. Pavel le contourne en courant, lui lance un juron, puis comprend… Au loin, une tache d'uniformes gris-vert se déverse entre les baraques – le renfort des Allemands. À gauche, attaché au poteau, un prisonnier semble sourire, sans doute déjà mort. La première ligne de barbelés. Le soldat qui court devant Pavel saute et se redresse soudain, tâte sa gorge. Le bas de son visage est emporté par un éclat de grenade. Son corps chute – une passerelle par-dessus les fils hérissés. On marche sur son dos. On tombe. On allonge la passerelle. Le ciel retourné par une explosion. La terre secoue le corps et le projette dans le bleu. Dans le regard: la rencontre d'une motte de terre et d'un nuage. Le ciel est sous le corps qui se noie dans le bleu. Ce bras arraché, comme oublié par quelqu'un sous un rouleau de barbelés. Les yeux de l'Allemand, sa bouche ouverte et cette souplesse, cette tendresse presque, avec laquelle la baïonnette s'enfonce dans son ventre. Une autre explosion. Le corps embroché protège des éclats. La porte béante d'une baraque. L'empilement des squelettes en habits rayés. Un Allemand embusqué derrière cet amas. Une grenade qui disperse les morts. Un pan du mur s'écroule – la violence du soleil. L'Allemand s'entortille au milieu des corps en rayures. Une baraque brûle. Un être, à moitié nu, rampe en se sauvant des flammes. La surdité est totale. Les explosions sont entendues par l'estomac, les poumons, par le serrement des tempes. Le silence vient aussi de l'intérieur, du ventre. Le regard, encore fébrile, rebondit en ricochet d'un mur à l'autre, d'une ombre vers une porte qui bat soudain sous un coup de vent. Mais le corps n'entend plus rien. La fin. Les oreilles peu à peu recommencent, à leur tour, à entendre. Le silence. Le grésillement d'un criquet dans l'herbe entre deux lignes de barbelés. Et, affalé contre le mur d'une baraque, ce soldat avec une large traînée de sang sur la poitrine. Et son cri («de l'eau!») qui n'est encore, pour les autres, que la preuve de l'ouïe retrouvée et de leur vie intacte.
Les soldats allaient et venaient à travers le camp, comme des coureurs qui, après la distance, déambulent en laissant s'apaiser la fièvre de l'effort. On vérifia toutes les baraques, on libéra les détenus ligotés (la plupart tombèrent près de leur poteau). Le commandant compta. Une quarantaine d'ombres en habits à rayures donnaient des signes de vie, certains en ouvrant les yeux, d'autres en essayant de se relever. Des six cents disciplinaires des trois compagnies, il restait vingt-sept soldats…
Pavel eut peine à dégager le corps de Marelst. Il fallut soulever d'autres corps, retirer les barbelés. Mais surtout, les doigts du soldat semblaient s'agripper à la terre. Dans le sac de son camarade, Pavel trouva deux lettres envoyées de Leningrad avant le blocus. Il les garda.
Malgré les batailles qui allaient reprendre le lendemain et l'infinie diversité des corps mutilés, il ne put oublier le geste de Marelst: cette main qui avait eu le temps de tâter le bas du visage arraché par un éclat. Il avait souvent pensé à sa propre mort, à la dernière seconde avant la mort, à la possibilité ou à l'impossibilité de se savoir mourir. Ce geste devenait une réponse.
L'assaut du camp valut aux survivants l'amnistie et l'envoi dans des unités ordinaires. Ils écoutèrent la nouvelle sans manifester aucune joie, comme si ce changement ne les concernait pas.
La guerre avait rajeuni. Pavel le remarquait en observant les derniers appelés, leur insouciance d'être tué ou leur peur de mourir, leur maladresse dans la souffrance, leur jeune disponibilité à tout ce que la guerre offrait. Il avait oublié que lui aussi, auparavant, conjurait la mort dans des prières d'amateur, astiquait ses médailles, rêvait du retour, attendait les lettres.
En face, ce rajeunissement était aussi visible. Les balles érodaient facilement, dans les rangs allemands, cette moye friable des tout jeunes gens, des adolescents recrutés dans la Hitlerjugend. Cette tranche arrachée, le noyau apparaissait, presque minéral dans sa dureté: des soldats qui avaient survécu à Stalingrad, à Koursk, à Koenigsberg. Des soldats qui savaient que leurs villes natales ou les villes d'où ils recevaient des lettres étaient transformées par l'aviation en ruines carbonisées. La guerre était devenue depuis longtemps leur seule patrie. Et le soldat qui sait qu'il n'est attendu nulle part est à redouter.