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Il le retrouva le lendemain, pendant une halte. La compagnie, éclaircie de moitié par une attaque sans succès, laissait plus facilement repérer les visages. Le soldat le salua, lui tendit la main. «Il est juif», pensa Pavel, et il ressentit ce mélange de déception et de défiance dont il ne connaissait pas lui-même la source. Il entendait souvent dire, au front, que tous les juifs restaient à l'arrière ou étaient planqués dans l'intendance. Ils en avaient rencontré plusieurs en première ligne, ou à l'hôpital, défigurés par les blessures, ou encore dans cette parenthèse rapide qui séparait les gestes insignifiants d'avant le combat (la langue humectant le papier d'une cigarette, une plaisanterie, une main qui repousse une abeille) et les premiers pas d'après, sur une bande de terre couverte de corps silencieux ou hurlants. Pourtant, il continuait d'entendre le refrain sur les planqués et les petits malins de l'intendance. À présent, il se rendait compte que chez les disciplinaires ces propos s'étaient tus. La mort trop proche enlevait les oripeaux des noms et des origines.

«Je m'appelle Marelst. C'est un prénom…»

Pavel le dévisagea sans pouvoir s'empêcher de sourire: de haute taille, très maigre, des épaules d'une minceur osseuse d'adolescent, et ces lunettes avec l'un des verres fêlé en diagonale. Ce physique correspondait très peu au prénom formé par la contraction de Marx-Engels-Lénine-Staline. Un de ces vestiges révolutionnaires des années vingt… Sur la vareuse, au-dessus du cœur, on voyait encore les accrocs laissés par les décorations confisquées.

«Tu avais une Étoile rouge? demanda Pavel en apercevant une tache plus sombre et anguleuse sur le tissu blanchi par le soleil.

– Oui, et une "Pour bravoure"», répondit Marelst, et il se reprit aussitôt pour gommer le ton de fierté juvénile qui avait percé dans sa voix. «Je les avais… Mais en fin de compte je me dis que maintenant, de toute façon je n'aurais plus rien obtenu à moins de capturer Hitler en personne…»

En marchant dans leur colonne étirée sur un chemin de la plaine, il apercevait à trois rangs de lui Marelst qui portait la plaque d'acier du mortier, la charge la plus encombrante car on ne savait jamais comment l'équilibrer sur son dos. Pavel regardait ce dos légèrement courbé, les écarts de la marche imposés par le va-et-vient de la plaque… Un dos comme un autre, pensait-il distraitement, un soldat traînant ses pieds fatigués dans la poussière d'une route de guerre. Il se rappela sa méfiance, son dépit d'avoir appris qu'il s'agissait d'un juif. À contrecœur, il constata que ce dépit lui paraissait inexplicablement justifié et même inséparable du fait d'être russe. Il aurait voulu en trouver la raison. Mais du temps de son enfance, la possibilité d'être juif restait théorique, car on n'en avait jamais vu à Dolchanka où les gens de l'autre bout du village étaient déjà considérés comme des étrangers. Plus tard, à l'école, ce furent ces quelques dictons de sagesse populaire sur le juif qui «ratisse l'argent des deux mains». Une sagesse curieusement mise à mal par leur professeur d'histoire, ancien soldat, juif et manchot qu'il était difficile d'imaginer dans ce rôle de ratisseur…

Le lendemain (on les avait jetés, comme toujours sans soutien d'artillerie, dans l'écheveau de pierre d'une petite ville polonaise), il observa Marelst de nouveau, en essayant de comprendre. Il y eut beaucoup de blessés à cause des ricochets dans les rues étroites. Pavel emportait un soldat dont la vareuse était gonflée de sang comme une étrange outre. Et en tournant l'angle d'une rue, il aperçut la silhouette de Marelst, lui aussi avec un fardeau humain. Ils marchèrent un moment ensemble, en silence, plongés tous deux dans la torpeur d'une fin de combat, quand on se réinstalle dans son corps resté vivant, dans ses pensées d'il y a quelques heures et qui paraissent vieilles de plusieurs années. De temps en temps, Marelst ployait les genoux et en se redressant avec effort ajustait la position du blessé sur son dos. Les verres de ses lunettes étaient éclaboussés de boue, l'une des branches, cassée, avait été remplacée par un bout de fil de fer. Pavel fixait ces lunettes, ce visage, sans rien dire, frappé par cette disproportion: ce large bleu sur le menton, un bleu banal, pareil à celui que l'on reçoit dans une simple bagarre, un simple bleu laissé par un combat qui venait de tuer tant d'hommes. Il y avait une curieuse dérision dans cette chiquenaude par laquelle la mort semblait repousser celui dont l'heure n'était pas encore venue…

Marelst dut remarquer ce regard ou peut-être devina-t-il que ses origines avaient déplu. Le soir assis près du feu de leur campement, il parla de cette voix égale et sourde dont les disciplinaires, en chuchotant, sondaient le passé de leurs vies qui paraissaient, d'un jour de sursis à l'autre, de plus en plus étrangères, comme vécues par quelqu'un d'autre. Au milieu de son récit, craignant sans doute le ton de la confession, il s'arrêterait pour annoncer avec une ironie catégorique: «En fait, j'ai décidé de ne pas mourir. Donc, tout ce que je raconte n'est pas définitif. La vie continue, comme disait le pendu en voyant l'arrivée des premiers corbeaux. Non, tu verras, on y échappera, on boira nos cent grammes à Berlin. Que dis-je, cent grammes, un tonneau!» En se souvenant plus tard de ce récit à la tombée de la nuit, Pavel ne parviendrait pas à retrouver la place de cet éclat de joie. Dans sa mémoire, les paroles de Marelst gardaient une cadence grave et dense où il était impossible d'insérer ne fût-ce qu'une bribe de plaisanterie.

Il y avait dans ce récit le père de Marelst, un jeune horloger de Vitebsk qui, un jour, sortit de sa boutique et jeta sur le pavé une lourde pendule avec son boîtier en acajou, puis en pleurant se mit à piétiner les éclats de verre. On le crut fou. Il l'était devenu d'une certaine façon en apprenant que la maison de son frère qui vivait en Moldavie avait été mise à sac et que le pillage avait dégénéré en tuerie et qu'on enfonçait des clous dans les crânes des nouveau-nés. Il eut le sentiment d'entendre le craquement avec lequel la pointe de fer perçait ces têtes à peine couvertes de cheveux, de voir les yeux grands ouverts des enfants. Ce bruit, ce regard le poursuivaient sans relâche, ne lui laissant plus entendre la marche des montres, répondre au sourire des proches. La torture était aussi de savoir que les pilleurs étaient pour la plupart des ouvriers avec une faim de trois jours au ventre et jaloux de l'édredon de duvet que possédait le frère. Il se sentit la force désespérée d'empoigner le globe terrestre et d'en secouer tout le mal. Cette force lui fut nécessaire au moment des arrestations, pendant les années de clandestinité, dans l'exil. À la révolution, il devint le maître tout-puissant dans sa ville natale, puis fut appelé à Moscou par Lénine lui-même. Le but lui paraissait plus clair que jamais: il fallait que dans ce pays, dans le monde entier, il ne reste plus une personne que la faim transforme en tueur. Pour cela, il fallait donner à manger aux uns. Et tuer quelques-uns parmi les autres. Durant la guerre civile, il comprit qu'il faudrait en tuer plus que quelques-uns. Quelques milliers, pensa-t-il d'abord. Quelques dizaines de milliers. Quelques millions… À un moment, il se surprit à avoir oublié pourquoi on tuait. C'était le jour où sa secrétaire posa sur son bureau un nouveau paquet de dénonciations: dans l'une d'elles, il trouva la formule qui lui rappela la sinuosité d'un serpent. «Le citoyen N. doit être arrêté car il est suspecté d'être un suspect.» Il lui sembla soudain que par la porte entrebâillée la secrétaire guettait sa réaction. La même année il apprit que l'un de ses anciens compagnons du temps de la clandestinité s'était suicidé. Il essaya de réfléchir calmement. Le choix devenait étroit: il fallait ou bien suivre cet ami ou bien oublier définitivement pourquoi on tuait. Il avait trois enfants. Le dernier, Marelst, était né le jour où l'on avait vu des larmes dans les yeux de Staline qui se tenait près du cercueil de Lénine. «J'ai une famille, essayait de se convaincre le père de Marelst, et puis la révolution ne se fait pas en gants blancs.» Un grand appartement en face du Kremlin, une voiture avec chauffeur, une nouvelle secrétaire plus jeune et plus conciliante que la précédente – lorsqu'elle sortait de son bureau en rajustant sa jupe, il éprouvait un long moment d'agréable torpeur qu'aucune question ne pouvait plus troubler. Quand il apprit la famine organisée en Ukraine et ses millions de morts, il se dit qu'il fallait étendre cette torpeur sur toute la durée des jours, pour ne pas perdre la raison… Marelst avait dix ans en cet été 1934 où ils allèrent en Crimée. L'excitation du long voyage en train avec ses parents, son frère et sa sœur l'empêchait de dormir. Il vit ce qu'il ne devait pas voir. Dans une gare, dans une nuit aveuglée de projecteurs, cette foule de femmes et d'enfants que les soldats poussaient vers les wagons à bestiaux en agitant les crosses de leurs fusils. «C'est qui, ces gens-là?» demanda Marelst de sa couchette. «Des koulaks et des saboteurs», répondit rapidement le père, et il descendit sur le quai pour menacer le chef de gare qui osait retenir leur train dans cette situation idéologiquement douteuse. La mère posa sa main sur les yeux de Marelst. Et lui éprouva une jouissance complexe, pareille à la saveur du gâteau qu'ils avaient mangé à l'anniversaire de sa sœur: cette crème blanche qui collait au palais, des fins copeaux de chocolat, des minuscules paillettes de fruits confits. De même, il goûtait dans sa bouche et par tous les autres sens le calme de leur compartiment qui bougea doucement en glissant le long du quai, le délicieux tangage de sa couchette, l'odeur du thé froid sur la petite tablette sous la fenêtre et surtout, dans un pressentiment du bonheur, les galets de Crimée qu'il faudrait déverser d'une main dans l'autre en recherchant la mystérieuse calcédoine dont son père lui avait parlé. L'existence des koulaks qu'on embarquait dans ces hideux wagons à bestiaux ne faisait qu'aiguiser ce contentement. Il allait s'endormir avec ce goût de pâtisserie sur les lèvres lorsque, soudain, il y eut comme un coup de vent glacé qui circula dans l'obscurité de leur compartiment. L'enfant eut peur. Une peur irréfléchie et cette pensée qui dépassait son raisonnement: un jour, il serait puni pour ce goût sucré de bonheur dans sa bouche, pour la joie de savoir les autres tassés dans les wagons sans fenêtres… Il saurait formuler cette peur plusieurs années après. Sur le moment, il n'y eut que cette brève coulée d'air froid et la vision d'une femme qui tentait de protéger son enfant dans le va-et-vient des crosses de fusils… Il comprit cette peur durant l'hiver 1938. En deux mois ses parents devinrent vieux et ne parlèrent plus qu'en chuchotant, en progressant à tâtons d'un mot à l'autre. Toutes les conversations évitaient soigneusement le secret trahi justement par ce soin de ne pas le dire: l'imminente arrestation du père, la disparition de ce qu'ils appelaient si naturellement leur vie, leur famille. Le père réussit à devancer la sonnerie nocturne à leur porte. Dans le bâtiment du ministère qu'il dirigeait, les escaliers s'élevaient en une large courbe majestueuse et laissaient au moins un mètre d'espace entre leurs rampes. Le père s'y jeta du dernier étage et les employés qui montaient ou descendaient eurent le temps d'apercevoir ce corps dont la chute raya les travées et qui percuta plusieurs fois le fer des rampes. Quelqu'un essaya d'attraper au vol les pans ouverts de la veste, mais ne garda qu'une rapide brûlure sous ses ongles… Grâce à cette mort, le père ne devint pas un «ennemi du peuple» et leur famille, bien que délogée de l'immeuble de prestige, ne fut pas déportée. Ils s'installèrent chez leurs amis, à Leningrad… Le souvenir de la nuit où, enfant, il avait vu les wagons à bestiaux – le souvenir de son bonheur – lui revenait chaque jour avec cette brûlure sous les ongles qu'il imaginait d'après le récit des employés. Il partit au front en espérant expier ce bonheur enfantin. Mais les premiers combats effacèrent et le souvenir de cette honte, et la nécessité de se disculper. Il y avait trop de morts, trop de corps enfoncés dans la boue des champs, trop de remords qui empiétaient les uns sur les autres: ce jour-là, un blessé abandonné qui tendait vers lui sa main en sang, le lendemain, cet officier qui, se dressant à l'attaque une seconde avant lui, fut fauché par une rafale… Il lui restait de sa vie ancienne juste ce cahier rempli de poèmes d'adolescence. Un cahier qui s'éparpilla, feuille après feuille, en papier à cigarettes. Il y vit d'abord une dure leçon de la vie qui réduisait en cendres ces pages avec leurs sonnets laborieux et mélancoliques. Mais très vite, le goût du gros tabac qui chassait l'odeur du sang et de la chair pourrissante donna à ce cahier un sens nouveau -celui du silence des soldats qui, après un combat, roulaient une cigarette avec un bout de poème. Désormais, le calme de ces minutes lui paraissait infiniment plus vrai que tout ce qu'on pouvait dire sur la vie ou la mort dans ces strophes rimées…

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