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Je n'aurais pas dû intervenir. D'autant que je savais à quel point c'était inutile. Ou bien au moins aurais-je dû le faire autrement. Je parlai de ce front étendu à des milliers de kilomètres entre la Baltique et la mer Noire, de ces offensives en marche forcée que Staline lançait pour sauver les troupes américaines battues dans les Ardennes, du nombre bêtement arithmétique des soldats qui devaient mourir par milliers chaque jour, pour déplacer la ligne de ce front de quelques kilomètres vers l'ouest…

Le gros cinéaste profondément enfoncé dans son fauteuil croisa à ce moment-là les jambes et renversa le verre que sa voisine avait posé par terre. Il éclata de rire en s'excusant, la voisine lui tendit une serviette en papier dont il tapota le bas de son pantalon éclaboussé, tout le monde bougea comme libéré par cet intermède. Et c'est déjà sur un ton de querelle mondaine qu'il me lança, bourru et moqueur:

«Non mais, toute cette histoire officielle, Staline, Joukov et autre blabla, je m'en fous. Moi, j'ouvre une archive comme une boîte de conserve, je la bouffe et je la crache telle quelle sur l'écran…»

Il dut se rendre compte qu'après l'avoir «bouffée», il ne pouvait pas la recracher telle quelle, et se hâta de corriger l'image par une intonation plus agressive:

«Vous n'allez quand même pas nous répéter tous ces vieux trucs sur les vingt millions de Russes tués à la guerre!»

L'intellectuel à la coiffure cendrée modula:

«Le grand atout de la propagande nationaliste.»

La conversation devint générale:

«Le pacte germano-soviétique (intervint l'ancien ministre).

– Sans les Américains, Staline aurait envahi toute l'Europe (la femme, jeune encore, qui parlait comme on récite une leçon).

– Vous savez, dans ces vingt millions, il y avait sans doute tous ceux qui mouraient de vieillesse. En quatre ans ça fait du monde! (l'ancien ministre).

– Les massacres de Katyn… (la fonctionnaire de la Culture).

– Le devoir de mémoire… (l'intellectuel).

– La repentance… (l'homme qui, il y a quelques minutes, avait légèrement heurté une femme devant la table des salades et avait fait une grimace navrée: exactement la même qu'en parlant à présent de repentance).

– Écoutez, c'est très simple. Dans les archives que j'ai piochées à Moscou, on le voit noir sur blanc: si les Russes n'avaient pas traîné les pieds en Pologne et en Allemagne, on aurait pu sauver au moins un demi-million d'hommes! Attendez, un peu de comptabilité ne fait pas de mal…»

L'auteur du film sortit de sa poche un agenda dont la couverture s'ouvrait sur une petite calculette. Plusieurs personnes inclinèrent la tête pour mieux suivre ses explications. J'entendis ma propre voix, comme de l'extérieur, résonner au-dessus de ces têtes penchées. J'essayai de dire qu'en libérant un camp, les soldats ne pouvaient pas utiliser l'artillerie, ni les grenades d'assaut, et que souvent il fallait avancer sans tirer car les Allemands se protégeaient derrière les prisonniers, et que sur les deux cents hommes d'une compagnie il n'en restait qu'une dizaine à la fin du combat…

C'est la sonnerie d'un téléphone enfoui dans le sac de quelqu'un qui interrompit ces paroles inutiles. On se mit à tapoter ses poches, à fouiller les sacs. Le cinéaste finit par attraper l'appareil dans la poche de sa veste. En maugréant, il fit basculer son corps hors du fauteuil et s'éloigna de quelques pas. Sans lui, la conversation s'érniè'tta en couples, s'effaça dans le brouhaha de la salle.

Je traversai la foule en cherchant à me défaire de l'écœurement d'en avoir trop dit. Mais les paroles dites revenaient sans cesse avec une intonation de plus en plus irrémédiable. «Sans artillerie… À mains nues… Les boucliers humains…» Dans les regards que je rencontrais il me semblait deviner la compréhension ironique qu'on a pour une maladresse, somme toute anodine. Je me disais qu'il aurait été plus facile de me faire comprendre par cet officier de la Wehrmacht qui aboyait sur la place de la forteresse de Brest-Litovsk que par ces gens qui sirotaient leurs boissons.

En m'arrêtant dans un recoin, devant la fenêtre, près d'un piano poussé contre le mur, j'observai un instant la salle, le petit attroupement autour des tables avec les restes des plats, le cercle que je venais de quitter, d'autres groupes, et le cinéaste que je n'avais pas d'abord aperçu. Assis sur le tabouret du piano, il criait dans son téléphone tout en exécutant des demi-tours brusques qui correspondaient à l'énergie de ses répliques: «Non mais, écoute, je ne suis pas une entreprise philanthropique, moi! Déjà ça nous coûte la peau des fesses… Oui, mais alors qu'ils baissent leurs commissions. Non, arrête de délirer, je ne mets le revolver sur la gorge de personne… Ni sur la tempe non plus, c'est ce que je voulais dire… Il fallait être le dernier des cons pour leur proposer un million cinq. Oui, mais c'était chiffré, mon pote. Attends, je vais te dire ça tout de suite. À condition qu'on garde le taux qu'on a dit, tu vas avoir, en tout et pour tout…»

Il disposa sur le couvercle du piano l'agenda-calculette et se mit à compter et à communiquer le résultat à son interlocuteur. S'il avait levé la tête, il aurait vu dans mes yeux une sorte d'admiration…

C'est à cet instant que le souvenir de ce soldat pie revint. Entouré de ses camarades, il s'arrêtait au bord de ce qui avait dû être une étroite rivière et qui stagnait à présent, obstruée de cendres humaines et de cadavres. Après quelques secondes d'hésitation, il entrait dans ce liquide brunâtre, les autres le suivaient, plongeaient bientôt jusqu'à la poitrine et ressor-taient, couverts d'une écume poisseuse. Et se mettaient à courir vers les rangs de barbelés, vers les miradors…

Je comprenais maintenant que dans cette absurde discussion après le film, j'aurais dû parler juste de ce soldat. Ne dire que ces quelques minutes entre le moment où il plongeait dans la bouillie brune contenant mille morts en suspension et la seconde où, encore conscient, il portait sa main à son visage à moitié arraché par un éclat… Oui, il aurait fallu expliquer que c'est la vue de cette eau qui avait ralenti la course des soldats (Oh, cette lenteur russe!). Rien ne pouvait plus les étonner, ni le sang, ni l'infinie diversité des plaies, ni la résistance des corps qui, démembrés, déchiquetés, aveugles, s'agrippaient à la vie. Mais cette écume beige, ces vies en poussière… Les soldats piétinaient comme à la frontière de ce que la raison ne pouvait concevoir.

Je vis à ce moment, devant la table presque dégarnie, le cinéaste qui tournait et retournait un verre pour voir sans doute si personne n'y avait bu. Une jeune femme (celle qui avait annoncé que Staline aurait pu envahir l'Europe), obligée de crier à cause du bruit, lui parlait en approchant sa bouche de son oreille, en adressant à cette oreille tout un jeu de mimiques comme si cet organe voyait. Derrière l'ondulation des têtes, l'intellectuel à la coiffure cendrée parlait au milieu des silhouettes féminines et ses mains exécutaient des passes d'hypnotiseur. Dans le cercle autour de l'ancien ministre et de sa femme-adolescente on pouffait de rire.

L'idée de parler du soldat me parut soudain invraisemblable. Non, il fallait tout simplement supposer sa présence muette, invisible, quelque part dans cette salle où flottait l'odeur des sauces et du vin répandu sur le tapis. Il fallait suivre son regard – d'abord sur les séquences du film, puis sur ces bouches qui mangeaient, goûtaient le vin, souriaient, parlaient des camps. Le regard du soldat ne jugeait pas, il se posait sur les choses et les êtres avec un détachement amer et comprenait tout. Il comprenait que ceux qui, dans cette salle, parlaient de millions de victimes, de la repentance, du devoir de mémoire mentaient. Non que ces victimes n'aient pas existé. Le soldat en gardait encore les cendres collées à ses mains, aux plis de sa vareuse. Mais au temps de leur martyre et de leur mort, chacune d'elles avait un visage, un passé, un nom que même l'immatriculation tatouée à leur poignet n'avait pas réussi à effacer. À présent, elles étaient commodément groupées dans ces millions anonymes, une armée de morts qu'on exposait sans cesse dans les grands bazars d'idées. Le soldat devinait sans peine que, dans le film, cette bâtisse lugubre qui recrachait de la fumée noire et produisait des cendres humaines était devenue une vraie entreprise familiale pour ce cinéaste et pour son ami. Et en bons vendeurs, ce gros homme à la calculette et son ami maigre à la voix catégorique, eux et leurs doubles omniprésents, innombrables, poussaient des appels assourdissants, invectivaient les indifférents, maudissaient les incrédules. Ils ne laissaient pas un instant de paix à ces millions de morts, en renouvelant leur torture devant les caméras, sur les pages de journaux, sur les écrans. Chaque jour, il leur fallait innover. Tantôt, c'était le visage faussement contrit d'un évêque qui fondait dans la repentance. Tantôt, les policiers, en pénitents inconsolables, demandaient pardon pour les erreurs de leurs collègues d'il y a un demi-siècle. Un jour, cette trouvaille heureuse! Pourquoi ne pas accuser de lenteur les soldats qui libéraient les camps? Les maigres et les gros ne se lassaient pas d'invoquer la mémoire, mais curieusement leur tapage incitait à l'oubli. Car ils parlaient de millions sans visage, pareils à ces zéros fluides que dessinaient leurs calculettes…

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